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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/225

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questions qui doivent intéresser l’humanité tout entière. Il excelle aussi dans ses vers à donner des sentimens les plus particuliers, une expression générale qui nous les fait accepter. Peut-être enfin a-t-il plus de respect de son art que Calderon et que Lope. Mais, après tout cela, il a bien quelque chose d’espagnol. Il doit à ses modèles un peu de cet air de grandeur qui règne dans tout son théâtre. Quelques-uns de leurs traits ont passé dans son œuvre, en y devenant d’ailleurs originaux et personnels. Et pour tout dire en deux mots, il serait moins romanesque s’il avait moins suivi les Espagnols, mais il ne faut pas douter qu’il fût moins chevaleresque aussi ; — puisqu’on voit que les gueux eux-mêmes le sont ou l’ont bien été en Espagne.

Ce serait sans doute, à ce propos, une étude curieuse que celle des rapports de l’esprit chevaleresque avec le genre qu’on appelle picaresque, des relations de l’Amadis de Gaule avec la Fouine de Séville ou du Palmerin d’Angleterre avec le Guzman d’Alfarache. Faut-il croire qu’il y ait une poésie du désordre et de l’escroquerie? que les Cartouche et les Mandrin soient à leur manière des espèces de chevaliers errans? des façons de redresseurs de torts? Ou bien, dirons-nous qu’à mesure qu’une société se compose, s’organise et se règle, ce sont les chevaliers d’autrefois qui deviennent les gueux d’aujourd’hui? Ce fut du moins un terrible sire en son temps que Rodrigue, un « routier » redoutable, fâcheux à rencontrer; et ce serait sans doute un fou bien dangereux que don Quichotte, s’il opérait librement dans la banlieue de Madrid ou de Barcelone! Mais ne peut-il pas y avoir aussi une façon singulière d’entendre le point d’honneur, qui serait de le mettre à ne faire œuvre de ses dix doigts, et, comme Lazarillede Tormes ou comme Estevanille Gonzalez, n’ayant ni son ni maille, à vouloir vivre en gentilhomme ? De nos jours, ce point d’honneur-là mènerait aisément ses gens au bagne ou à la potence ! Du temps de Charles-Quint, l’histoire nous apprend qu’il les menait tout aussi bien à la conquête du Mexique ou du Pérou! Mais, quoi qu’il en soit de la cause, la relation est certaine: il y en a une entre les Amadis et les romans picaresques. Ce sont bien les produits d’un même temps, d’une même civilisation, du génie de la même race. L’auteur de Rinconete y Cortadillo n’est-il pas aussi le noble auteur de Don Quichotte ? Quevedo n’a-t-il pas écrit le don Pablo de Sègovie? et pendant longtemps le Lazarille de Tormes n’a-t-il pas passé pour être de la main d’un homme de cour, d’un diplomate, de l’un des meilleurs conseillers de Charles-Quint, l’illustre don Diego Hurtado de Mendoza?

C’est notre Le Sage, on le sait, qui, comme les Espagnols avaient fait avant lui de la matière des Amadis, s’est emparé, dans les premières années du XVIIIe siècle de cette matière du roman picaresque, pour la refondre dans son Gil Blas. Non pas du tout qu’on l’eût ignorée jusqu’à