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pas assurément un observateur bien profond que Le Sage, ni même toujours bien exact. Il y a toujours quelque fantaisie dans son observation, puisqu’il s’y mêle toujours quelque intention de nous faire rire. Mais comme il y a un peu de Turcaret dans toutes les comédies de mœurs qui ont suivi et jusque dans les pièces de nos naturalistes, ainsi, dans leurs romans, et dans ceux de leurs prédécesseurs, il y a un peu de Gil Bas.

Il faut sans doute lui en faire honneur; mais, de cet honneur même il en faut reporter une part au roman picaresque, et conséquemment à l’Espagne. Ce n’est pas une reprise ici de l’ancienne tradition française, du Roman bourgeois, de Furetière, ou du Francion, de Charles Sorel, qui, d’ailleurs, devait déjà beaucoup lui-même au roman picaresque. Mais l’idée vient d’Espagne, cette idée de mettre le récit dans la bouche du laquais ou de l’écuyer, la seule espèce d’homme, en ce temps-là, qui d’un milieu pût passer dans un autre, serviteur aujourd’hui d’un hidalgo qui ne le payait pas, quand encore il le nourrissait, et demain quasi-secrétaire de l’archevêque de Grenade ou demi-confident du confident de l’héritier de la monarchie. D’Espagne encore viennent l’âpreté de la satire et la crudité de la plaisanterie, que Le Sage a sans doute singulièrement adoucies, mais qui n’en subsistent pas moins dans Gil Blas. Et pourquoi n’en ferions-nous pas venir encore, par le même intermédiaire toujours, cette sécheresse qui, de nos jours même, caractérise chez nous le roman réaliste? Il n’y a pas beaucoup de place aux effusions du sentiment dans le monde des picaros ; et d’ailleurs c’est un caractère de la littérature espagnole que de manquer souvent ou habituellement même d’humanité. Les Œuvres de sainte Thérèse ou celles d’Ignace de Loyola n’en seraient-elles pas au besoin la preuve?

Le romanesque et le chevaleresque reparaissent dans notre littérature, en même temps que l’Espagne, — dirons-nous avec Beaumarchais? — mais, du moins, avec les romantiques, avec Mérimée, dans son Théâtre de Clara Gazul, avec Hugo, dans son Hernani ou dans son Ruy Blas, avec Gautier, dont M. Morel-Fatio loue éloquemment la probité descriptive. M. Morel-Fatio consent d’ailleurs qu’il y ait, dans le Théâtre de Clara Gazul, des traits du caractère espagnol, « bien entrevus, joliment dépeints, » et il dit de Carmen que « jamais, en aucune langue, on n’avait encore décrit deux âmes espagnoles avec plus de force concentrée et une simplicité plus vivante. » Mais c’est pour Hugo qu’il se montre vraiment sévère ; pour Hernani, qu’il appelle, un peu crûment peut-être, une pure « mystification ; » pour Ruy Blas, à qui nous avons dit qu’il avait consacré la troisième de ses Études; et généralement pour tout ce que l’on croit, sur la parole de Victor Hugo lui-même, qu’il y aurait d'espagnolisme dans l’œuvre du poète. Il va plus loin