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distinguons l’esprit sous la lettre, l’idée que contiennent les formes religieuses qui s’adressent à la multitude. Nous réagissons contre le « théisme » anglais que le jeune Bengal, c’est-à-dire l’élite intellectuelle de l’Inde, avait accueilli avec trop d’enthousiasme. Nous sentons que nous possédons quelque chose de plus original et de plus profond. Si nous lisons, si nous aimons Spencer, c’est qu’il dénonce l’idée d’un Dieu personnel comme une des formes de l’anthropomorphisme. C’est que sa matière, inconnaissable en soi, indéterminée, homogène à l’origine et qui, par une série de changemens insensibles, développe par cycles tous les êtres et toutes les formes, rappelle par bien des traits le Brahma de nos Védantistes. »

Cet Hindou dit-il vrai? — L’Inde, reprenant conscience d’elle-même, rejette-t-elle le joug intellectuel de l’Angleterre ? Est-elle encore capable de philosopher? Va-t-elle opposer son idée de la vie et du monde aux conceptions nationales anglaises ? Est-ce que dans la paix britannique, le cerveau hindou si longtemps paralysé par l’oppression mahométane se reprendrait à fonctionner ? Qu’en adviendrait-il ? — En attendant, il est curieux de voir en face l’un de l’autre les deux pôles de l’humanité, l’énergie, la volonté pratique, le sens positif anglais, la spéculation hindoue, l’aptitude au rêve métaphysique qui fait la pensée triomphante, maîtresse du désir et de l’illusion, et qui tue les facultés actives.


19 décembre.

Journée consacrée à se faire plaisir aux yeux, en se perdant seul dans l’étonnante rue rose, à se remplir l’âme de la joie des couleurs, à s’enivrer de la fantaisie de cette Jeypore. Puis, dans la campagne nous suivons la route qui mène à Amber, une jolie bande blanche qui circule dans la verdure d’étranges plantes grasses, hautes comme de petits arbres. De leurs raquettes épineuses et charnues, elles couvrent au loin la terre. Végétation immobile et rigide, qui semble d’une autre planète. De là, sortent des architectures d’autrefois, cent pavillons, cent kiosques de marbre qui luisent au bon soleil. Des bandes rouges et bleues d’hommes et de femmes vont gaîment. — Jamais je n’ai vu autant de paons, et de si beaux paons. Ils vaguent sur la route, et le saphir de leurs plumes chatoie doucement dans la lumière. Ces oiseaux sont libres et pourtant apprivoisés, ils n’appartiennent à personne et vivent sans méfiance parmi les hommes. Comme toutes les bêtes inoffensives, ils sont sacrés pour les bons Hindous qui font œuvre pie en leur