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les broderies précieuses de Bénarès et de Delhi. Ici, vous les voyez en plein air, au soleil, drapées autour du corps souple et vivant. Telle vieille dame n’est vêtue que d’une étoffe qui de la tête aux pieds l’enveloppe; mais cette étoffe est un taffetas pourpre frangé d’or. Au moindre mouvement, cela tressaille en grandes ondes lumineuses. Toutes sont ainsi vêtues à la grecque, voilées de mousseline, de soies mauves ou bleues qui suivent la courbe pure de la tête, font saillir de leurs tons simples et puissans la douceur de leurs traits aryens, la blancheur de leurs figures molles. Languissantes, renversées au fond de leurs voitures, les opulentes Orientales, elles attendent, les paupières mi-closes, la brise du soir qui va les ranimer.

Et la foule fastueuse s’épaissit dans une de ces étonnantes clartés qu’on ne voit que devant les grands espaces de mer tropicale, — une clarté qui sort de l’eau aussi bien que du ciel. Je n’ai rien connu de semblable à ce ciel ni en Égypte, ni à Ceylan, ni dans l’intérieur de l’Inde. Il n’est point bleu, mais fait de lumière blanche et liquide, plein de moiteur et chaleur.

... Maintenant, le soleil descend derrière les bois de Malabar-Hill, et dans cet air spécial à Bombay, il y a d’invraisemblables effets d’irradiation. Une vapeur rose envahit tout, circule autour de la mer et de la terre, déborde par-dessus les forêts lointaines qui ne détachent pas leurs palmes sur l’horizon vermeil, mais s’y noient, s’y évanouissent. Le soleil semble fondre en tombant et tomber devant les arbres.

Aussitôt, un petit vent se lève et l’eau rose frémit. Les grands steamers noirs alignés semblent des choses mortes dans ce frisson universel. Là-bas, vers le large, des nuées de barques ont ouvert leurs ailes et dans le silence et la lumière fuient comme un rêve, si tranquilles qu’on les dirait entraînées par un large courant, comme si toute la mer glissait avec elles, et l’on oublie pour les suivre l’orchestre des cipayes, et la foule chamarrée et les indolentes Parsies, jusqu’à ce que le petit essaim rose soit si loin, si loin qu’il semble sortir de notre monde, monter dans l’espace, entrer dans les bienheureuses régions où il n’y a plus rien que le calme de l’éther...


23 décembre.

Décidément, j’ai du mal à prendre la physionomie de cette Bombay, trop diverse et trop confuse. Les images dont on s’est empli les yeux ne s’ordonnent pas. Je les note au hasard, telles qu’elles surgissent ce soir après une journée passée à courir les rues. Peut-être