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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/306

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Longtemps les montagnes demeurent, pareilles à toutes les côtes lointaines...

Cela est toujours triste, cette disparition soudaine d’un monde dont on a vécu pendant quelque temps. Brusquement, ces choses qui, tout à l’heure, étaient actuelles, entrent dans le passé, en même temps qu’elles s’auréolent de l’inexprimable regret de ce qui n’est plus. Ces souvenirs qui, en ce moment, sont une portion de nous-mêmes, il faut qu’ils pâlissent, que l’émotion les quitte qui maintenant les accompagne, puis qu’ils meurent, et l’on éprouve une très grande indifférence, — qui serait de la haine si ces souvenirs étaient plus chers, — pour ce moi futur, pour cet étranger qui sera fait de sentimens ignorés en ce moment. Le Bouddha avait raison d’enseigner que la douleur vient du temps.

Tout passe avec une vitesse étrange; cette mer, ce soleil qui projette l’ombre de ces agrès, ce navire, semblent les seules réalités. On ne conçoit pas très bien qu’en ce moment il y ait une Jeypore rose faite d’édifices solides, une Bénarès fourmillante éclairée par cette lumière...

Comme on rentre facilement dans le milieu natal ! Les choses d’Europe vous ressaisissent si vite que l’on croit ne les avoir jamais quittées. Presque tout de suite on prend plaisir à regarder les passagers. Il y en a une dizaine, très différens les uns des autres, et dont les vies se croisent ici pour quelques jours. Le contact de tous les instans établit une intimité si complète qu’il semble bientôt qu’on se soit toujours connu. On s’abandonne avec confiance. Au bout de cinq jours, on a plus de « documens » qu’après une saison de soirées et de bals parisiens.


Voici un Anglais, officier de hussards. J’essaie de le décrire parce qu’il me paraît un spécimen d’une classe très importante. Vingt-six ans : a splendid young fellow un superbe jeune homme. Figure claire, aux traits nets, semés de taches de rousseur, regard bleu, brillant, direct, plein de hardiesse et de bonté, physionomie heureuse, éclairée par de rapides sourires; quelquefois, brusquement, un grand rire qui se déploie largement. On devine un élan de jeunesse, la verve, la joie habituelle de l’être librement développé. L’après-midi, il lance des palets avec toute l’ardeur et l’entrain d’un enfant. Il se donne au jeu de tout son cœur, et ses mouvemens trahissent la souplesse du corps jeune et frais. Au repos, c’est l’allure alerte et simple de l’homme tranquille, maître de soi, habitué à l’indépendance, avec un fonds de gravité sous le pétillement de la verve animale. Sa jeune femme a pour lui l’admiration de Desdémone pour Othello : elle voit en lui l’homme sûr,