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d’une foi comme celle de miss M... font défaut chez elles. Il faudrait des générations, un changement complet de milieu pour les établir. L’une d’elles, à qui miss M... venait de donner deux poupées, les a placées au pied de Krichna et s’est inclinée devant elles.

Miss M... me par le religion, me fait lire des livres pieux, me démontre « l’idolâtrie » du catholicisme, me prédit l’extension et la suprématie futures du protestantisme wesleyen, me vante son œuvre (work), comme la plus utile et la plus grande. L’excellente et courageuse fille! En ce moment, après sept années de labeur, elle va se reposer pendant une année en Écosse. Puis elle reviendra prendre vaillamment son harnais à Jeypore. Quand viendra la vieillesse, la société des missions lui fera une pension confortable. En attendant, seule, sans famille, elle se suffit; son existence est saine, occupée, digne, appuyée sur une grande idée sérieuse. Elle aide à répandre la civilisation, la civilisation anglaise. Elle travaille pour l’idéal que sa race a conçu. La vie a un sens pour elle. C’est un combat contre le mal. Quand arrivera le dernier jour, elle s’endormira tranquille, Dieu rappelant à lui sa servante[1].


2 janvier.

Étrange curiosité que de s’intéresser aux différences des races humaines, à leurs diverses façons de regarder le monde et d’apercevoir la vie, quand on a devant soi l’incessante présence de cette grande eau monotone qui nous porte depuis huit jours. Au sortir de ces entretiens, peut-être par un effet de ces entretiens, on retourne facilement à la pensée hindoue, au rêve brahmanique.

A sept heures, après le bain, les pieds nus dans des babouches de paille dorée, on flâne sur le vaste pont clair et tout frais de l’arrosage matinal. Un air subtil et jeune se glisse sous les vêtemens légers et vous enveloppe délicieusement. On s’abandonne à cette caresse et l’on est heureux du bonheur qui s’épand des choses. Les espaces du ciel et de la mer sont emplis d’une large clarté calme ; l’eau vaste est toute pénétrée de lumière comme d’une grande joie profonde. Sûrement cette eau n’est pas insensible; elle se réjouit ou s’attriste quand le soleil la couvre ou l’abandonne. Cette mouvance universelle, cette rumeur insaisissable, ce souffle léger qui la fait tressaillir, disent qu’elle est vivante. C’est un grand être divin, parce qu’elle est bienheureuse, très antique, la plus simple des choses, parce qu’elle est solitaire et

  1. And God will gather his servant unto Him