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que sa présence emplit tout... Par-delà l’horizon, loin dans le Sud, indéfiniment étalée, suivant la courbe du globe, elle luit ainsi, immobile ou frémissante, seule sous le ciel, inaperçue. Nul œil ne la voit, et pourtant elle est encore. Alors, qu’est-elle en elle-même? Peut-être une grande âme élémentaire, limitée au monde du sentiment, à peine capable de rêve, traversée par des émotions très simples et très obscures, joie de vivre, tristesses, colères, abattemens, tendresse, désir, effort...

Tout près du bateau flambent de petites vagues vertes. Mille petites vies se jouent à la surface du grand être solitaire. Elles sortent de lui, elles sont faites de sa substance. Elles montent, s’enflent, tremblent, courent, tourbillonnent, étincellent et ne sont plus. Et d’autres surgissent par multitudes, par générations, et c’est un frissonnement perpétuel où tout devient, où tout paraît et disparaît, où rien n’est, puisqu’à chaque imperceptible fraction du temps, chaque petite vague remuante se fait d’une eau nouvelle, de telle sorte que, pendant les quelques momens de sa vie, rien ne persiste en elle que sa forme. Et pourtant, malgré son néant, chacune est une petite personne distincte qui entend l’existence à sa façon. Il en est de paresseuses, d’entêtées, de violentes, de mutines, de capricieuses. A l’avant, c’est un pétillement clair de joyeuse écume ; le long du navire, une course rapide d’eau bruissante ; à l’arrière, des ondulations placides de cristal sinueux, des surfaces lisses de grandes glaces qui se tordraient lentement et sans bruit, où d’insaisissables reflets orange s’allument, tournoient, s’éteignent. Et par-dessous cette diversité mouvante dorment les eaux lourdes qui n’ont jamais monté à la surface, qui ne connaissent pas le flamboiement sous le soleil... Pourtant, par ces matinées, elles sont profondément pénétrées de lumière, d’une lumière égale, immobile, non troublée par des agitations d’ombres comme celle qui frémit à la surface. Et toute cette mer épanche une clarté douce et forte qui vient de ses grands espaces intérieurs...

Tout en haut, le ciel est très pâle, blanchâtre, d’une lueur d’opale fondue. Une bande paisible de petits nuages le mesure d’un mouvement insensible. Peu à peu le vide se fait dans l’esprit, la clarté qui sort de tout le traverse, l’habite, l’emplit. Quelquefois on sent passer en soi comme une tristesse vague l’ombre des petites vapeurs qui glissent sur le soleil. — Nul autre événement. La pensée s’est tue,.. et puis on oublie que l’on est, on retourne à la quiétude de ce qui demeure, de ce qui ne change pas.