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du corps arabe. Nul spectacle, nulle lecture, nulle étude ne fait pénétrer aussi brusquement et aussi à fond dans l’âme d’une race étrangère que dix notes de sa musique. Rien ne donne aussi complètement la sensation de la distance qui nous en sépare. Un chant musulman, entendu tout d’un coup, le soir, en passant devant une mosquée; une sonnerie bouddhiste jetant un appel dans le crépuscule subit, au fond d’une étonnante forêt cinghalaise, tandis que les fûts serrés des cocotiers se mirent dans l’eau rouge des mares ; des gongs hindous, des trompettes païennes vibrant sur les hautes terrasses de Bénarès, quand le soleil tombe derrière le Gange rose, sont comme des percées subites, des éclairs brusques qui, pendant une seconde, jettent une grande lueur et font tout entrevoir. Dans ces souvenirs se ramassent, se fondent toutes les sensations d’un voyage. Ici, on sentait la vie arabe, les campemens et les marches des ancêtres dans le silence et la monotonie du désert, l’âme sémite, autoritaire, traversée de secousses subites et d’élans de volonté âpre.


11 janvier.

Hier soir, vers dix heures, entrés dans le mauvais temps. Toute la nuit, roulé sur ma couchette, j’entends le vacarme de l’eau noire au dehors et des meubles lancés à terre. Il finit par engourdir, par stupéfier, ce grand tumulte qui entre dans le rêve, et, les yeux ouverts, dans une somnolence bizarre, comme une chose inerte, ou subit cette grande force déployée dans la nuit.

A l’aube, il fait froid et l’on frissonne. Nous passons devant la Crète. Mer démontée, livide, comme le ciel; nuées échevelées, profondes, vagues de fond, tout se mêle, court, fuit dans un brouillard gris, dans une vapeur salée, avec une clameur d’eau et de vent. Et, toute la journée, le bateau tombe, tombe dans des vallées noires, se relève assommé d’un paquet glauque d’écume ruisselante, monte au-dessus d’un horizon dénivelé, d’un grand cercle de mer pâle qui oscille sur le ciel blafard, comme secoué tout entier.

Ce soir, un peu de paix se fait là-haut, mais la grande houle court toujours d’un mouvement aussi fou. Au loin, des crêtes d’eau s’allument, comme des éclairs blanchâtres, sur le tumulte gris de toute la mer.

Un crépuscule de septentrion, interminable et froid, une barre rouge, une lueur de sang figée à l’horizon, qui traîne là, douloureusement, pendant des heures... qui semble ne pas vouloir passer, vers laquelle nous avançons toujours. Triste retour dans la sombre Europe...


ANDRE CHEVRILLON.