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Encore si on en eût été quitte pour attendre et si, moyennant une patience de quelques mois, on eût été assuré de retrouver les conditions de la lutte dans l’état où on les laissait et les parties belligérantes en même nombre et à la même place. Mais une éventualité qui, bien que souvent prévue, n’avait jamais paru bien à craindre, se présenta tout d’un coup avec un caractère menaçant.

J’ai dit au moyen de quel argument l’envoyé hollandais à Londres avait réussi dans un moment critique à relever les cœurs et à prévenir les défaillances dans le conseil du roi d’Angleterre : c’était en faisant luire l’espoir de voir arriver au printemps suivant, sur le champ de bataille, un corps d’armée de trente mille Russes, moyennant que, par un effort commun, les puissances maritimes consentissent à se charger des Irais énormes du transport. Cette ressource extrême n’avait rencontré d’abord que des incrédules. L’intervention russe avait été si souvent annoncée depuis le commencement de la guerre, et si peu réalisée, qu’on avait peine à prendre cette chimère ou ce leurre au sérieux. Les indécisions de la tsarine, la contrariété des influences qui se disputaient l’esprit de cette fantasque souveraine étaient la fable de toutes les chancelleries d’Europe. Ne venait-on pas de la voir, dans la dernière lutte terminée par la paix de Dresde, manquer de parole à l’heure décisive à son alliée Marie-Thérèse et, faisant reculer ses troupes déjà en marche, par un caprice imprévu, sauver ainsi Frédéric, qui se croyait perdu, d’une ruine certaine? Comment croire que, n’ayant pas eu la résolution d’agir, à la porte même de son empire, elle oserait envoyer ses troupes braver la fortune des combats, à près de mille lieues de distance, sur le théâtre éloigné où la guerre était désormais transportée? Dans les derniers temps, cependant, et surtout depuis le voyage de l’envoyé hollandais à Londres, certains indices qu’on ne pouvait négliger et l’attitude équivoque du chargé d’affaires russe qui paraissait encore de temps en temps à Versailles, commencèrent à donner une véritable préoccupation. De Saxe et de Pologne, on annonçait que des armemens étaient poursuivis sur toute la frontière voisine avec une activité inaccoutumée. Interrogé sur le sens et le but des préparatifs, l’agent russe qui continuait à se présenter à Versailles refusa de s’expliquer. Ordre fut donné alors au résident français à Saint-Pétersbourg de poser la même question avec plus d’instance et de précision au chancelier Bestouchet : — « Nous avons bien le droit de défendre les alliés de notre souveraine quand on les attaque, répondit celui-ci avec sécheresse. «Ce langage évasif et hautain d’un, ministre dont les prédilections autrichiennes et russes étaient bien connues ne permit plus de douter que son parti était pris et