Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/383

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le caractère de Rübezahl, le malin génie des montagnes, de Gœtz de Berlichingen, le chevalier au poing de fer, du vieux pêcheur qui avait perdu sa fille Berthalda, et recueilli à son foyer Ondine, la blonde enfant sans âme, de maître Martin le tonnelier de Nuremberg et de son ami le maître cordonnier Hans Sachs, de l’organiste saxon Jean-Sébastien Bach, du philosophe Fichte et du poète Novalis ; mais de quelle façon les Allemands d’aujourd’hui comprennent la vie, ce qui les amuse et ce qui leur déplaît, ce qu’ils ressentent et ce qu’ils font, j’en avais une notion toute de fantaisie, à peu près la notion que doit en avoir dans son Kyffhaüser l’empereur Barberousse, qui attend là depuis des siècles qu’on ait fini de ferrer ses chevaux.


I.

Il me fallait maintenant retourner en Allemagne, mais y arriver en plein jour, quand s’agitent les vivans, et non plus comme autrefois à l’heure du clair de lune, lorsque dansent au son du cor enchanté les mortes willies. Je dus faire table rase de mes imaginations, ou plutôt les suspendre, proprement enveloppées, dans un coin de ma pensée, avec l’espoir d’être bientôt autorisé à les y reprendre. Et je partis, résolu à observer de mon mieux, sans préjugé d’aucune sorte, les caractères, la vie et les mœurs de l’Allemagne d’aujourd’hui.

Un soir de juillet je pris à la gare du Nord un billet pour Cologne. Dans le compartiment où je m’installai, il y avait déjà deux voyageurs : la fumée de leurs cigares m’empêcha d’abord de distinguer leurs figures. Je vis tout de suite en revanche la masse énorme de paquets dont ils avaient encombré les banquettes : des valises, des boîtes à chapeaux, des sacs de toutes les formes. J’eus grand’peine à me trouver un coin parmi ces bagages, et mes deux compagnons mirent assez de mauvaise grâce à m’y aider; mais, dès que je fus assis, je les vis qui, tous deux, braquaient sur moi de bons regards affectueux, exprimant le plaisir qu’ils éprouvaient à faire la route en ma société. Je pus les regarder à mon aise. Tous deux étaient vêtus de redingotes, et portaient de lourdes chaînes de montre en or, avec une infinité de breloques. La ressemblance, d’ailleurs, s’arrêtait là. L’un était un gros homme massif, avec une face ronde et réjouie, des yeux brillans sous des lunettes à branches dorées, des cheveux châtain plantés au haut du front et rejetés en arrière, et une large barbe blonde, coupée en ligne droite. Le second voyageur avait, au contraire, la mine assez chétive. Son visage osseux, au nez pointu, s’encadrait d’une petite barbe rousse peu fournie ; et son front bas et