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l’Allemand, Schmucke, l’ami de Pons, qui passe au travers de la comédie humaine les bras croisés sur la poitrine et les yeux levés au ciel. En face des Parisiens et pour mieux démontrer le néant de leurs agitations, M. Taine, lui aussi, nous a présenté le modèle de l’Allemand : il nous a fait voir, dans le dernier chapitre de Graindorge, une façon de saint, un sublime résigné partageant sa vie entre la science et la musique.

C’est à l’école de ces maîtres que j’avais appris à juger l’Allemagne. Le type idéal qu’ils m’offraient me séduisait davantage que le type, manifestement enlaidi à plaisir, que me présentaient par ailleurs des écrivains d’une autorité fort suspecte ; et, malgré tout, j’avais gardé l’habitude de le croire plus réel. Au surplus, c’était un sujet où j’aurais été en peine de m’expliquer. J’étais allé souvent en Allemagne, j’y avais même longtemps vécu, je n’étais pas entièrement sûr de n’y avoir rencontré que Michel, mais la vérité est que je n’y avais jamais rencontré personne.

On sait l’histoire charmante des willies : ce sont de jeunes fiancées mortes avant leur mariage ; chaque nuit elles dansent au bord des routes, et tout homme qui passe près d’elles est tenu de se mêler à leur ronde jusqu’au lever du soleil. L’Allemagne est ainsi une vaste plaine nocturne où dansent des willies; les choses mortes, les monumens, les peintures, les chansons et les légendes d’autrefois y gardent un pouvoir de séduction plus captivant et plus tenace qu’en aucun autre pays. Et ainsi je n’avais point cessé d’y vivre avec les morts ; avec les architectes des églises romanes du Rhin et ceux des fontaines gothiques de la Souabe, avec les vieux peintres et les vieux sculpteurs, avec les musiciens, avec les poètes du moyen âge et leurs dignes continuateurs romantiques. Ces saintes gens me parlaient de leur pays avec bien plus de charme et de douceur que Mme de Staël, mais au fond ils m’en disaient, à peu de chose près, ce qu’elle m’en avait dit. La probité et la gaucherie, l’ingénuité et la lourdeur, la tendresse et la brutalité, la vigueur logique et un peu de niaiserie, la faiblesse des sensations et la force des émotions m’apparaissaient de plus en plus comme les traits distinctifs de la nature allemande. Je voyais bien autour de moi, dans les rues, des Allemands d’aujourd’hui; sous leurs ridicules, dont je m’amusais, je devinais avec attendrissement les mêmes qualités que j’aimais chez leurs ancêtres. Mais je dois ajouter que tous me faisaient plus ou moins l’impression d’être des gardiens de musées et que je leur savais gré surtout de tenir en si bel ordre les précieuses collections de monumens et de souvenirs confiés à leur soin.

Je me suis bien aperçu de mon ignorance le jour où j’ai voulu me faire une idée d’ensemble des mœurs et des caractères de l’Allemagne contemporaine. Je connaissais parfaitement les mœurs et