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s’abaissaient ; le joyeux soleil levant réveillait au-dessous de nous une grasse vallée parsemée de fleurs rouges. J’avais pris un livre, résolu à ne pas me laisser ressaisir par le charme de cette terre allemande : je savais que la chanson de Loreley s’entend à très grande distance du Rhin, surtout par ces fraîches et limpides matinées d’été. Mais la voix du directeur de musique de Hambourg, mieux que tous les livres du monde, m’empêcha d’entendre l’appel enchanté. Le digne homme m’apostropha en français, me déclara que l’habitude de lire dans le wagon était funeste pour les yeux. Après quoi, il me demanda si je comprenais l’allemand ; et, mis à l’aise par ma réponse, il me fournit les renseignemens les plus divers sur les pays que nous traversions. Il me fit voir dans le lointain les promenades de la Karlshöhe, me raconta les embarras qu’avaient eus les ingénieurs pour creuser la rampe si rapide qui descend vers Aix-la-Chapelle, et aussi comment le secrétaire de Charlemagne, Éginhardt, enleva la fille de son maître, Emma, dans Le castel d’Emmabourg, que d’ailleurs nous ne pouvions distinguer. Je fus stupéfait de l’abondance de ses informations : il connaissait à fond toute l’Allemagne, du nord au midi. Il avait une extrême faculté d’admiration, ne pouvait parler d’un pays ou d’un monument sans le déclarer merveilleux. Mais je le soupçonnai d’être en réalité plein de mépris pour ces choses merveilleuses, car il me suffit de lui dire que je les admirais aussi pour m’attirer un coup d’œil étonné et méfiant. « Nous, Allemands c’est notre devoir d’admirer notre pays, semblait-il dire ; mais c’est un devoir, où vous autres Français n’êtes point tenus, et que vous seriez bien fous de vous imposer. » Mon culte des peintres primitifs allemands, surtout, lui parut suspect. Lui, il n’y avait pas jusqu’à la musique où il n’avouât la supériorité des compositeurs français d’aujourd’hui.

A Aix-la-Chapelle, une jeune femme monta dans notre wagon. Les deux Allemands ne firent pas un geste pour la saluer, ni pour délivrer les banquettes des paquets qui les encombraient : et la malheureuse n’obtint pas même, une fois assise, l’affectueux sourire dont on m’avait gratifié à la gare du Nord. Mes compagnons se contentèrent d’allumer chacun un cigare, d’ouvrir toutes grandes les fenêtres, et de se carrer dans leur coin, pour échapper au courant d’air. Et comme, après un quart d’heure de souffrances résignées, la jeune femme s’enhardit à fermer l’une des fenêtres, le gros Saxon, fâché, la rouvrit aussitôt. Il se pencha au dehors, feignit de chercher quelque chose, puis grogna que sans doute c’était le vent qui avait emporté de notre compartiment l’écriteau : Dames seules. Cette plaisanterie tint en joie les deux amis jusqu’à Cologne, où je les quittai.