Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/435

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Telle était encore la force des préjugés, dans ce siècle de l’encyclopédie et du dictionnaire philosophique, que La Fayette ne trouvait pas d’appui autour de lui. On lui pardonnait la liberté de la république américaine; mais l’émancipation des protestans, dans ce siècle incrédule et rieur, c’était un acte plus qu’audacieux. « C’est une œuvre qui demande du temps, écrivait-il à Washington, et qui n’est pas sans quelque inconvénient pour moi, parce que personne ne voudrait me donner un mot écrit, ni soutenir quoi que ce soit. Je cours ma chance. » Heureusement que le vertueux Malesherbes siégeait dans les conseils du roi. La Fayette obtint de lui et de M. de Castries l’autorisation de visiter en détail les Cévennes, afin de connaître par le menu les vexations qu’il travaillait à faire cesser. Il prépara ainsi un dossier complet qui lui permit deux ans plus tard, à l’assemblée des notables, de déposer une proposition formelle.

A la suite de ce voyage dans le Midi, qui le mit en rapport avec les principaux ministres protestans, La Fayette, voulant compléter son éducation militaire, se rendit à Berlin afin de suivre les manœuvres de l’armée prussienne en Silésie. Le grand Frédéric vivait encore, et son autorité stratégique était la première en Europe. Quoique décrépit, tout couvert de tabac d’Espagne, la tête presque couchée sur une épaule et les doigts presque disloqués par la goutte, il avait encore le plus beau regard du monde. Ses yeux donnaient à sa physionomie, malgré les années, une expression charmante. « Ils s’adoucissaient, dit le prince de Ligne, en écoutant et en racontant quelque trait d’élévation ou de sensibilité. » Pendant huit jours, invité à sa table, La Fayette eut l’occasion d’admirer la vivacité de son esprit, les séductions de sa grâce. Chose piquante ! Il rencontra aux manœuvres son ancien adversaire, lord Cornwallis; mais la personne qui sut mieux prendre le cœur de La Fayette, dans ce milieu de généraux, fut le prince Henri de Prusse, qui, à des talens de premier ordre, comme militaire et comme politique, à une instruction littéraire variée et à tous les dons de l’esprit, joignait « des sentimens philanthropiques et des idées raisonnables sur les droits de l’humanité. » La Fayette passa quinze jours avec lui à sa maison de campagne.

Le grand Frédéric étant souffrant, ce fut le duc de Brunswick qui commanda les manœuvres de l’armée prussienne. « Si les ressources de la France, écrivait La Fayette à Washington, la vivacité de ses soldats, l’intelligence de ses officiers, l’ambition nationale et la délicatesse morale qu’on lui connaît étaient appliquées à un système aussi bien suivi, nous pourrions être autant au-dessus des Prussiens que notre armée est en ce moment inférieure à la leur, et c’est beaucoup dire. »