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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/466

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eût ménagé mieux une solution qui s’imposait peut-être, mais qui voulait plus de préparation.

Si le dénoûment pèche par excès de hâte, l’exposition, au contraire, a paru traînante et obscure. On ne comprend pas assez vite quelles affaires se débattent entre ces jolis messieurs en habit rouge ou mauve. Quand on l’a compris, et ceci est plus grave, on ne s’explique pas comment ce Rozal, pour lequel, tout le temps de la pièce, les auteurs demandent notre indulgence, voire notre sympathie, comment, dis-je, Rozal a jamais pu s’associer à de pareilles vilenies et signer le pacte ignominieux. Enfin, et je touche à l’objection capitale, pourquoi, dès qu’il se sent vraiment et purement amoureux, amoureux désintéressé, pourquoi ne pas avouer immédiatement à Liliane le marché conclu et maintenant détesté? Le mouvement serait plus juste, la confession moins douloureuse et le pardon plus vraisemblable. Oui; mais alors plus de pièce, et vraiment, en dépit des critiques, de nos critiques même, ce serait dommage. Plus on pense à cette œuvre, faible par tant de côtés, plus elle fait penser à des choses fines, délicates, qui s’y trouvent exprimées ou sous-entendues.

Liliane, d’abord, montre la médiocrité, la platitude de tout mariage qui n’est pas mariage de tendresse, et puis, et surtout, l’antipathie réciproque, la haine essentielle et, je crois, irréconciliable, de l’argent et de l’amour. D’où viennent, dans Liliane, les fautes et les malheurs? De manquemens à l’amour. Or, chaque jour et de plus en plus, le monde y manque, à l’amour, à peu près comme y a manqué Rozal. Oh! à quelques millions près; mais qu’importe le prix, dès qu’il y a marché? En réalité, Rozal a-t-il acheté sa femme autrement que ne le fait le jeune duc ruiné qui paie ses nobles dettes avec une dot bourgeoise? Non. L’un escompte son avenir, l’autre liquide son passé, voilà tout. « Hélas ! que j’en ai vu vendre de jeunes filles ! » — Et, tenez, plus on songe à cette pièce, plus marquée on y trouve l’incompatibilité dont nous parlions entre l’argent et l’amour. C’est une honte pour Rozal d’avoir acheté la femme qu’il aime, surtout de ses deniers à elle; mais l’eût-il fait de ses deniers à lui, la honte, qui serait moindre, resterait une honte, pourtant. Supposons Rozal riche et payant Giraud de sa poche, Liliane sentirait encore l’outrage de ce trafic, et le reflet de l’or salirait encore son amour. Il aurait beau lui dire, le fiancé, le mari qui se serait ruiné pour elle : « Je t’ai payée de tout mon patrimoine, parce que je t’aimais, » elle lui répondrait : « L’amour ne paie ni ne se paie. » Quand le Christ a dit : « Nul ne peut servir deux maîtres, » l’un des deux était l’argent ; l’autre, l’amour. L’amour n’est pas dans le commerce des hommes ; c’est un don divin, et, comme toutes les autres libéralités de Dieu, un don gratuit.

Voilà ce que nous avons vu ou cru voir dans cette pièce; voilà pourquoi nous avons pris quelque agrément, non-seulement à l’entendre,