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et pour elle-même, Liliane, qui est un ange de douceur, de vaillance et de loyauté. L’épouser sans amour n’était qu’une affaire; l’aimant, cela devient une infamie. Rozal pourtant la commet. Il essaie longtemps de repousser un amour auquel il ne céderait qu’en déshonorant cet amour même ; mais Liliane adore Rozal autant qu’elle est adorée de lui. Elle s’offre, se donne tout entière, et il a le triste courage de l’acheter.

Il l’emmène au bout de la France, vers le soleil et les fleurs, sur les rivages bleus où l’on va pour aimer ou pour mourir. Tous les deux passent là-bas une lune de miel un peu trop mêlée de politique. Rozal est devenu député ; du haut de sa terrasse il fait au peuple des discours avancés, et sa jeune femme, fort sensible à ce genre d’exercices, ne craint pas de se comparer aux électeurs de son mari, parce qu’ils l’ont nommé, comme elle l’a choisi. La scène est plus qu’inutile; elle a semblé voisine du ridicule.

Rozal, dans la double ivresse de l’hymen et de la députation, avait oublié l’échéance. Giraud vient la lui rappeler. Il présente son billet et réclame son argent. Impossible à Rozal de cacher sa faute, ou seulement d’en retarder l’aveu. Il se confesse à la pauvre Liliane. Celle-ci, folle de douleur et de honte, tend au courtier d’amour un chèque de 3 millions, chasse Rozal, et reste seule à pleurer l’odieux trafic de son âme, sa tendresse vendue, et ses lèvres flétries de baisers qu’elle a payés de son or.

Quelques mois plus tard, nous la revoyons, cachée avec sa tante, dans une villa du bois de Boulogne, ayant encore à la bouche des paroles de rancune et de haine, mais déjà dans le cœur un secret et violent désir de réconciliation et d’amour. La fenêtre est ouverte sur une belle nuit de printemps, et, par une nuit pareille, vous devinez que Rozal va revenir. Voilà longtemps qu’il souffre et qu’il expie. Il est devenu un personnage politique, et, soit dit en passant, ce n’est pas ce genre de réhabilitation que j’aurais choisi pour mon héros. Enfin ! les auteurs paraissent avoir des goûts parlementaires et la religion de Gambetta. — Un ami de Rozal vient plaider, prier pour le coupable repentant. Lui-même, au dehors, attend que Liliane le rappelle ou le repousse. Elle refuse d’abord de le voir, mais à peine a-t-elle entendu s’éloigner la voiture, qu’elle court au balcon. Rozal, qui s’était caché dans le parc, bondit auprès d’elle, et, après quelques minutes incertaines, Liliane se jette au cou de son mari en lui criant éperdument : — « Oh oui ! tu as bien fait, tu as bien fait de venir ! »

On a trouvé, et sans injustice, cette fin trop rapide. Liliane tombe trop vite, et peut-être par des raisons trop matérielles ou physiques, dans les bras de Rozal. Il est vrai que le théâtre est dans la nécessité de brusquer les choses, mais pas à ce point. Non-seulement un romancier, mais un dramaturge d’un peu plus d’expérience.