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sans garantie. Avec cela on se met à la merci de l’imprévu ; on donne sans nécessité, sans profit, des prétextes à des récriminations, à d’iniques représailles, — et, comme il faut que quelqu’un paie, ce sont les malheureux Alsaciens-Lorrains qui ont subi les conséquences des derniers incidens par un surcroît de rigueurs dans leur condition intérieure. La Ligue des patriotes peut être satisfaite de ses nouveaux exploits : la dure réalité est pour l’Alsace-Lorraine ! Voilà la moralité de ces campagnes d’excitations factices et de manifestations qui ne servent à rien, ni pour la France, ni pour l’Allemagne.

Le fait est qu’en dépit de ces nuages qui passeront encore une fois, s’ils ne sont déjà passés, tout semble rester à la paix, et que la France, pour sa part, a devant elle toute sorte d’affaires intérieures où sa fortune, sa politique, ses intérêts sont engagés, où elle aurait besoin d’une direction éclairée et ferme, qu’elle n’a pas toujours. Voici, en effet, le moment où s’ouvre un débat des plus graves sur le régime commercial du pays, où se prépare pour tout dire une vraie révolution économique. Le président de la commission des douanes, M. Méline, a déposé son rapport, — le manifeste de la politique nouvelle ! — Des bataillons d’orateurs sont déjà en présence, et il est malheureusement assez visible qu’on entre dans cette discussion avec des idées presque arrêtées, avec l’intention de se servir, dans un intérêt de protection jalouse, de la liberté qu’on a reconquise par la dénonciation des traités de commerce. Qu’on veuille défendre l’agriculture, l’industrie, la production nationale, soit, il n’y a certes rien de plus simple, de plus avouable ; ce n’est pas là la difficulté : ce qu’il y a de redoutable, c’est qu’il s’agit d’une campagne où, sous ce mot de protection, se cachent les intérêts les plus âpres et même des passions, où la politique, les finances, les conditions du travail sont en cause, et où l’on va un peu à l’aventure. Préoccupations fiscales, préoccupations industrielles, tout se mêle dans ce qu’il faut bien appeler une vaste entreprise de réaction économique contre la liberté commerciale relative des traités de 1860. La question est de savoir si cette politique de protection à outrance, qu’on va peut-être inaugurer, ne risque pas d’avoir des retentissemens profonds dans l’état social du pays, si elle est motivée par les nécessités de l’industrie ou par des nécessités financières, si on ne va pas au-devant des périls les plus sérieux pour les relations de la France, si le moment enfin est bien choisi.

Chose curieuse ! on reprend aujourd’hui ce que M. Thiers a voulu faire il y a vingt ans déjà ; mais il y a vingt ans M. Thiers s’inspirait d’un patriotisme désespéré et subissait une nécessité cruelle. On sortait d’une guerre effroyable qui avait coûté des milliards. On avait une indemnité colossale à payer, un état militaire à rétablir, les défenses françaises à reconstituer, d’immenses désastres à réparer. Il y avait à trouver 700 millions d’impôts, et alors, après avoir puisé à toutes les