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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/479

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Certes, depuis ces jours d’autrefois que rappellent les Mémoires de M. de Talleyrand, bien des choses ont changé en Europe. Ce que la diplomatie de 1815 avait fait, d’autres guerres, d’autres diplomates l’ont défait. Il n’en reste plus rien, ni en Allemagne, ni en Autriche, ni en Orient, ni en Italie, ni à notre frontière en Belgique. Non-seulement les rapports de puissance et de force ont changé entre les nations ; mais, chez ces nations mêmes, les institutions, les conditions sociales, les intérêts se sont modifiés et se modifient chaque jour.

C’est un ordre nouveau, des plus compliqués, où la vie ne laisse pas d’être laborieuse pour tous, où la politique reste soumise à des oscillations singulières. Le plus simple incident, parfois, peut suffire, comme on vient de le voir à l’occasion de cette malencontreuse affaire du voyage de l’impératrice Victoria à Paris. Un incident, ce n’est pas même cela, puisque, tout compte fait, on ne voit rien de sérieux, rien de saisissable, puisque tout se réduit à une petite effervescence factice et disproportionnée, à un bruit éphémère de polémiques violentes. Il n’est pas moins vrai que, par une coïncidence curieuse, à ce voyage déjà presque oublié semble se rattacher une sorte de revirement de la politique à Berlin. Et ce revirement imprévu, il ne s’est pas seulement fait sentir d’une façon presque instantanée dans l’impétuosité acerbe avec laquelle on s’est hâté de révoquer quelques mesures récentes d’adoucissement dans le régime des passeports en Alsace-Lorraine ; il est assez sensible, depuis quelques jours, dans l’ensemble de la politique intérieure à Berlin, dans les débats parlementaires, dans le langage du chancelier, peut-être dans les dispositions de l’empereur lui-même. Depuis quelque temps, — c’est un fait qui a retenti assez bruyamment en Europe, — l’esprit de Guillaume II semblait tourné tout entier vers les questions du travail et les réformes populaires, vers tout ce qui se rattache au mouvement socialiste contemporain. Il a témoigné, avec éclat, son intérêt pour les populations ouvrières et n’a pas dissimulé ses sympathies pour leurs souffrances, pour leurs revendications. Il a laissé tomber les lois d’exception contre les socialistes. Bref, il a mis son jeune orgueil à ouvrir le règne réformateur, et c’est là même une des causes ou un des prétextes de l’éclatante rupture accomplie, il y a un an maintenant, entre l’impatient souverain et le tout-puissant chancelier, relégué encore aujourd’hui dans la solitude.

Qu’est-il arrivé ? L’empereur a-t-il perdu quelques illusions ? S’est-il aperçu que malgré ses promesses, et ses programmes, et ses discours, et sa bonne volonté, il ne gagnait rien sur ces masses socialistes, si fortement organisées en Allemagne ? Est-ce une nécessité de tactique pour rallier les conservateurs et obtenir les lois qu’on demande au parlement ? Toujours est-il que le vent a changé à Berlin ; l’orientation, comme on dit aujourd’hui, semble n’être plus la même, et le changement s’est surtout accentué, ces jours derniers, dans le langage du