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les autres heures de la journée, et rien ne vous empêche de les « prendre, » ou pour mieux dire de laisser le surplus de la journée ordinaire de travail, devons abstenir de passer à l’atelier, à l’usine, à la mine, plus de huit heures sur vingt-quatre, vous et tous les autres ouvriers de France, d’Europe, du monde entier. Ce n’est pas cela, répondront ces messieurs ; cette abstinence, nous voulons qu’elle soit inscrite dans le code, qu’elle soit le résultat, non de notre libre volonté, mais d’une contrainte. Et les meneurs se groupent, s’agitent, menaçans, pour obtenir du parlement qu’ils les prive d’un droit que jusqu’ici on nous avait représenté comme l’un des plus nobles de l’homme, celui de disposer de lui-même.

Ce dut être à un sentiment analogue qu’obéissaient ces misérables des temps mérovingiens, qui se faisaient spontanément serfs de quelque couvent ou de quelque leude pour obtenir leur protection. Mais de quelle utilité pourra bien être la protection de l’État, notre moderne seigneur, à ceux qui sollicitent ainsi de lui l’admission à un servage partiel ? A faire augmenter leurs salaires ? Nous allons voir ce qu’il en adviendrait, et comment, pour réduire législativement la journée de travail à huit heures, sans faire de tort aux ouvriers eux-mêmes, il faudrait renouveler le miracle évangélique des pains et des poissons.

Pratiquement d’ailleurs, à qui s’appliquerait la loi ? Nous sommes en France 37 millions et demi d’âmes, sur lesquelles 500,000 environ appartiennent à la rubrique « propriétaires ou rentiers, » autrement dit vivent exclusivement de leur revenu. Les 37 millions d’autres vivent donc en partie de leur travail. Mais il faut déduire les gens exerçant des professions libérales, les marchands au détail, hôteliers, etc., au nombre de près de 3 millions, les marins qui sont un million, tout le personnel agricole, qui comprend 16 millions d’âmes, les 2 millions et demi de domestiques, mâles et femelles, etc. Après avoir défalqué tous ceux dont le travail ne peut bonnement être réglementé par aucune loi, il reste 3,150,000 ouvriers de la grande industrie (usines et mines), y compris bien entendu leurs familles, 6 millions d’ouvriers de la petite industrie et 300,000 individus composant le personnel des chemins de fer ; soit en totalité 9 millions et demi de têtes, c’est-à-dire le quart de la population. De ce quart on doit retrancher : ceux qui déjà ne travaillent que 8 heures ; ceux qui travaillent à l’heure, avec la faculté de faire chaque jour plus ou moins d’heures à leur gré c’est le cas dans beaucoup d’usines ; ceux qui travaillent (ou qui travailleraient) à la tâche, chiffre énorme, aussi bien dans la grande industrie, y compris les mines, que dans la petite, où il