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Au contraire, des professions dont les membres n’ont entre eux aucun concert, et n’ont jamais fait entendre aucune réclamation collective, ont vu s’élever leurs rétributions, par la seule action de l’ « offre et de la demande » (s’il m’est permis d’employer encore cette expression fâcheuse), plus sûrement et davantage que n’ont pu faire les plus intelligens grévistes : tels sont les ouvriers agricoles, tels surtout les domestiques, ruraux ou bourgeois, depuis cent ans les plus favorisés des salariés, puisque, défrayés de tout, ils ne subissent en rien la hausse des denrées et des foyers, qu’ils profitent au contraire de la baisse du vêtement, et que leurs gages ont triplé. Est-ce un effet de la démocratie et des mœurs, d’un sentiment plus vif de la dignité individuelle, qui déprécie à notre époque le service personnel et restreint le nombre de ceux qui s’offrent à le remplir ? Ou bien le progrès de l’aisance dans les classes moyennes, multipliant le nombre des gens qui peuvent et veulent avoir des serviteurs, en a-t-il démesurément accru la demande ? Nul ne pourrait le dire, pas plus qu’on ne pourrait donner le motif de la proportion qui existe entre la paie de l’heure d’un métier et la paie de l’heure d’un autre métier. Le prix de toutes choses a ses mille causes secrètes, insaisissables, qui agissent dans le silence, se combinent ou se détruisent : concurrence étrangère ou intérieure, facilité ou difficulté de production, de transport, de vente ; et le prix du travail, étant une portion de tous les prix, subit naturellement toutes leurs influences et leur fait sentir à tous la sienne. C’est cet indébrouillable écheveau d’intérêts contraires et associés que le pouvoir législatif prendrait tranquillement dans sa naïve et lourde main, pour le rouler en bobine, sous prétexte d’une loi réglementant le travail et commençant par l’interdire.


VI

Car c’est bien d’une interdiction qu’il s’agit. Les vœux des congrès socialistes chrétiens ou socialistes collectivistes, les termes du projet Millerand-Cluseret, sont formels : défense au patron de faire travailler, défense à l’ouvrier de travailler plus de huit heures par jour. En effet, pourquoi réclamerait-on la liberté de ne travailler que huit heures ? Personne n’est actuellement forcé de travailler davantage ; ce n’est pas la « journée de huit heures » facultative, — elle l’est, — mais obligatoire, que l’on veut. « Si l’année prochaine on ne nous donne pas les huit heures, a dit M. Roussel, président du congrès de Calais, nous les prendrons. » Qu’à cela ne tienne, citoyen Roussel, ces huit heures sont à vous, comme toutes