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des alentours. Sa beauté était vantée dans le « monde tchérémisse » qui embrasse bien une trentaine de verstes.

Elle n’avait pas sa pareille : grande et svelte, jolie de visage, avec les plus belles nattes longues, elle était sage et laborieuse ; elle savait coudre et broder comme pas une de ses compagnes.

Il n’y avait pas à s’étonner que son père ne voulût pas se séparer d’elle. Les voisins mêmes lui donnaient raison de tenir éloignés les prétendans ; de la surveiller avec tant de vigilance que même les plus audacieux ne trouvaient pas la possibilité de l’enlever. Qui aurait pu croire que ce serait là précisément la cause du malheur effroyable qui devait arriver !

Néanmoins, Iwak avait beau être sévère, garder sa fille jalousement, ce gaillard d’Azamat trouva moyen de la voir, de lui parler. Le cœur de la jeune fille une fois gagné, les serrures, les cadenas ne tinrent plus. Les chiens mêmes cessèrent d’aboyer.

Bien qu’Azamat aimât la jolie Karatchaïka plus que son âme, comment un pauvre diable tel que lui aurait-il pu songer sérieusement à aborder le hautain Iwak, pour acquitter la forte somme d’olon (rachat de la fiancée) que ce dernier demanderait indubitablement, s’il n’eût été encouragé par la jeune fille elle-même ?

D’après les coutumes tchérémisses, aucun père ne mariait sa fille de son plein gré ; aucun jeune homme n’obtenait sa fiancée autrement que par un enlèvement de vive force. Mais, habituellement, tout s’arrangeait moyennant l’olon. Le père de la jeune fille se jetait en tempêtant dans la maison du jeune homme sans qu’il lui fût permis de voir le nouveau couple ; on faisait grand bruit ; on débattait longtemps le prix du rachat qui, ordinairement, ne dépassait pas une trentaine de roubles ; ensuite, on se mettait à boire, et la grande affaire était bâclée à la satisfaction générale. Avec Iwak, ce serait bien différent. Il n’entendait pas plaisanterie et ne se dessaisirait pas de sa fille à si bon compte, croyant à la sécurité de ses cadenas et ne se doutant guère de ce qui se passait dans son potager.

Une sombre nuit d’été enveloppait de ses voiles constellés d’or le village, la forêt, les vastes champs ensemencés et les montagnes dans le lointain. Le calme nocturne n’était de temps en temps interrompu que par les aboiemens d’un chien ou le hennissement d’un cheval qu’un paysan plus prévoyant que les autres avait fait rentrer du pâturage à l’écurie ; puis, tout retombait dans le silence. Par intervalles, on entendait le cri perçant d’un oiseau de proie, auquel répondaient les moineaux, les alouettes, les hirondelles.

Tout à coup, une fenêtre de l’izba d’Iwak donnant sur le potager fut ouverte, et une ombre féminine se glissa furtivement, sans