Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/660

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bruit, le long du remblai garnissant les chaumières, sur lequel paysans s’assoient pour faire un bout de causette dans leurs nu mens de loisir.

Cette ombre disparut dans le potager et deux voix se mirent à chuchoter sous un grand buisson touffu :

— Eh bien ! mon chéri, les as-tu apportées ?

— Oui, ma douce aurore ; les voici.

Deux anneaux aux reflets métalliques brillèrent dans la main du jeune homme. C’étaient deux bagues en argent ; l’une plus grande, l’autre plus petite. Azamat et Karatchaïka allaient tenir leur chergaz wastaltas, échanger leurs bagues de fiançailles.

Karatchaïka en prit une et, toute pensive, se mit à contempler l’anneau scintillant. Une crainte mystérieuse lui étreignait le cœur, qui battait à éclater ; par momens, il semblait s’arrêter tout à fait et ne reprenait ses pulsations que pour se serrer convulsivement. Les inquiétudes de Karatchaïka se communiquèrent à Azamat, qui se tenait là, sombre, immobile.

Tous deux restèrent longtemps sans se parler, abîmés dans les plus tristes pensées. Le premier à rompre ce silence de mauvais augure fut Azamat.

— Ne sois pas si peureuse, mon beau soleil, dit-il enfin, en l’enveloppant d’un regard tendre.

— Je tremble, Azamat ! Mon cœur pressent un malheur.

— Mais, pourquoi donc, ma douce Karatchaïka ? Tu seras « volée, » ainsi que l’exigent nos saintes coutumes. Mes parens nous prépareront une cachette. Nous ferons tout selon les usages établis. Alors les tiens se précipiteront chez nous, avec grand tapage, et l’on se mettra à marchander pour l’olon. On devra bien commencer par te demander, toi. Et tu ne me feras pas faux bond, n’est-ce pas ?

— Si je te suis, ce n’est pas pour t’abandonner après coup, lui répondit-elle, quelque peu rassurée.

— Eh bien ! reprit Azamat, si tu tiens ferme, ton père ne pourra pas demander un rachat par trop exorbitant et nous serons à même de l’acquitter. Donc, pourquoi ces craintes[1] ?

Il lui parla ainsi longuement de ses espérances pour l’avenir, de la vie heureuse qu’ils mèneraient à travailler aux champs à deux. Karatchaïka ne demandait qu’à se laisser persuader. Azamat aussi sentit son courage se ranimer :

« Je veux suivre celui que mon cœur a choisi » fut le vœu solennel prononcé par Karatchaïka.

  1. Si la jeune fille enlevée est récalcitrante et ne veut pas rester dans la maison du jeune homme, le rachat est fixé à une somme plus forte. Si, au contraire, le messager rapporte comme sa réponse la formule consacrée : « Je demeure auprès de celui que j’aime, » son père doit se contenter d’un olon plus modique.