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modifier, continuer, prolonger même ce qu’il imite. Si c’est un mérite à un portrait que d’être ressemblant, qui ne sait que c’en est le moindre ? Et, sans doute, il n’importe guère à la valeur d’une tragédie que le sujet en soit authentique en son fond. Une esthétique purement naturaliste, outre qu’elle laisse toute une partie de l’art en dehors d’elle, ne tend donc à rien moins qu’à priver la peinture et la poésie même d’une partie de leurs moyens. L’imitation, qui n’épuise point la réalité, qui ne l’égale même pas tout entière, dont le domaine est borné de toutes parts, ne saurait imposer à l’art les lois de sa propre étroitesse. Les symbolistes l’ont-ils bien vu ? Je n’oserais en répondre. Mais ils raisonnent comme s’ils le voyaient, et il faut leur en savoir gré comme d’une preuve de perspicacité.

Ce qu’ils ont encore mieux vu, — ou senti, — c’est qu’une esthétique naturaliste est encore et forcément plus superficielle qu’étroite. Ne pose-t-elle pas, en effet, ce principe, ou, si l’on veut, ce sous-entendu, qu’il n’y a rien derrière la nature ? C’est ce qui n’est ni prouvé, ni probable. La nature n’est peut-être qu’un déguisement ou qu’un voile. Qui l’a jamais su ? qui le saura jamais ? ..

Ce qui n’est pas au moins douteux, c’est que rien n’est clair en nous ni en dehors de nous, et que nous sommes de toutes parts environnés d’ombres et de mystère. L’inconnaissable nous étreint : in eo vivimus, movemur et sumus. Si nous réussissons parfois à en saisir quelque chose, il est également certain que ce n’est pas en nous bornant à observer la nature ; mais nous y ajoutons, de notre fonds à nous, les principes d’interprétation qu’elle ne contient pas. Et comment le pourrions-nous, s’il n’y avait certainement aussi quelque convenance, ou quelque correspondance, entre la nature et l’homme, des harmonies cachées, comme on disait jadis, un rapport secret du sensible et de l’intelligible ?

Voilà l’origine et le fondement de tout le symbolisme :

La nature a des dessous dont aucun naturaliste, n’ayant jamais saisi que les dehors, il n’en a donc aussi jamais représenté que la plus vaine apparence. Mais nous voulons pénétrer plus avant ; nous voulons déchirer le voile ; et nous voulons atteindre enfin l’essence dont les manifestations se jouent à la surface des choses.

Là, également, est l’explication de la joie presque sauvage avec laquelle nos symbolistes célèbrent, comme ils disent, « les funérailles du Parnasse contemporain. » Admirable, sans doute, pour eux comme pour nous, mais quelquefois insupportable aussi de précision et de netteté, dense et sonore comme l’airain, le vers parnassien a le tort, à leurs yeux, de ne rien suggérer au-delà de ce qu’il dit. Ce qu’il veut exprimer, il l’exprime complètement ; mais aussi n’exprime-t-il que ce qui se peut complètement exprimer. C’est qu’on l’a forgé, jadis, à peu près dans le même temps qu’on ébauchait l’esthétique naturaliste, et