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une certaine indifférence dédaigneuse pour la politique. Ils ne la mettaient pas dans leurs programmes, ils se bornaient aux revendications sociales, à la fixation des huit heures de travail, à l’augmentation des salaires, à l’extension des garanties ouvrières. Un des traits les plus curieux du dernier congrès des mineurs tenu à Paris, c’est justement l’apparition de la politique dans ces délibérations populaires. Par le fait, ce sont les Belges qui ont été les plus ardens promoteurs de la grève générale, et dans leur pensée, cette grève générale n’était qu’un moyen d’action ou de contrainte politique. C’était l’arme décisive qu’ils tenaient en réserve pour peser sur les chambres belges, sur le gouvernement belge, pour conquérir le suffrage universel, dans la lutte engagée aujourd’hui en Belgique pour la révision de la constitution et de la loi électorale. Que les ouvriers belges veuillent avoir le suffrage universel, qu’ils se coalisent, qu’ils manifestent pour obtenir ce qu’ils réclament, soit, c’est une question qui les intéresse, qui intéresse leur pays ; c’est une affaire tout intérieure pour la Belgique. Qu’ont à voir en tout cela les mineurs de la Westphalie ou de l’Angleterre, de la France ou de l’Autriche ? Par quel étrange abus de l’idée de solidarité seraient-ils conduits à soutenir les Belges dans la revendication d’un droit tout politique ? Des étrangers, ouvriers de toutes les nations, pourraient donc être appelés à peser de tout leur poids, du poids de leur nombre, de leur masse dans les affaires d’un pays ! Aujourd’hui, c’est pour le suffrage universel en Belgique, demain ce serait pour d’autres lois ou d’autres réformes dans d’autres pays. Où en arriverait-on ? La question, il est vrai, n’a pas été absolument tranchée, elle est restée provisoirement en suspens ; mais voici qui est mieux, tout au moins aussi extraordinaire !

Lorsque les ouvriers se concertent, se coalisent pour défendre ce qu’ils croient être leur intérêt, la cause de leurs salaires, de la limitation de leur travail, ils peuvent se tromper ou s’abuser, ils sont libres en tout cas, ils usent de leur liberté. Lorsqu’ils ont recours à cette arme extrême et meurtrière de la grève pour imposer leurs conditions, ils comprennent bien ou mal leur droit, ils sont dans leur droit. C’est prévu, reconnu et admis ; mais ici ce n’est plus la coalition ordinaire et pour ainsi dire régulière, ce n’est plus la grève partielle et limitée, précisée dans son objet. Il s’agit d’inaugurer, d’exercer un droit nouveau en dehors de toutes les lois, au-dessus des lois, de faire de la grève un instrument de guerre générale et internationale, d’ouvrir par une suspension instantanée du travail une crise universelle en pleine Europe, en pleine civilisation ! Ainsi, des hommes pourraient se réunir publiquement, dans la Bourse du travail de Paris ou ailleurs, pour délibérer gravement sur les moyens de tout arrêter par une grève générale, d’exaspérer par l’inaction et une inévitable misère des millions d’ouvriers répandus en Europe, de soumettre la société universelle à la plus redoutable épreuve ;