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lointaines qui ne demandent pas mieux que de s’émanciper ou de faire leurs affaires sans elle, au risque même de lui créer des embarras. Elle a ces enfans terribles de Terre-Neuve, à qui elle a aujourd’hui à faire entendre raison au sujet des droits qu’ils disputent à la France et des traités qu’ils ne veulent pas reconnaître. Elle a dans les mers australiennes tous ces états qui se sont réunis récemment à Sydney, qui viennent de décider de se donner une constitution commune, une organisation autonome, de former une fédération à peu près indépendante, à peine rattachée par un lien nominal à la couronne britannique. Elle a les mêmes difficultés au Cap. Sa grande préoccupation est toujours évidemment pour son empire indien, pour ce vaste empire qui n’est pas sans doute près de se détacher, mais où éclatent de temps à autre des incidens tragiques, des menaces d’insurrection, des scènes sanglantes comme ce massacre récent de Manipour, qui a coûté la vie à des agens, à des officiers anglais, et a si douloureusement retenti, il y a peu de jours, à Londres. C’est un incident d’hier. On n’en connaît encore ni tous les détails, ni la vraie signification. Par une coïncidence singulière, il s’est produit pour l’Angleterre au moment où nos postes étaient surpris, où un de nos résidens a été massacré au Tonkin. Décidément la conquête n’est ni facile ni peut-être de longtemps définitive dans ces contrées de l’extrême Orient, où vivent des populations toujours mal soumises.

Qu’est-ce que Manipour ? C’est un petit état perdu dans les vastes possessions anglaises, enclavé entre le Bengale, la Birmanie à peine conquise ou annexée et l’Assam. La semi-indépendance qui lui a été laissée jusqu’ici n’est, bien entendu, qu’une fiction : la réalité, c’est le protectorat britannique, et le dernier rajah n’était rien de plus qu’une créature anglaise, à qui on n’a pas refusé la croix de commandeur de l’étoile de l’Inde. Qu’est-il arrivé ? Une insurrection a éclaté il y a quelques mois contre ce rajah, vieux et docile protégé des Anglais, et l’a détrôné. Ce souverain découronné a eu la chance de n’être pas tué et il s’est empressé de faire appel à la protection de l’Angleterre qui ne pouvait lui manquer. Le commissaire anglais d’Assam, M. Quinton, a pris ses dispositions pour le rétablir et s’est mis en marche avec quelques compagnies de troupes indigènes, de goorkhas. Il a pu arriver sans peine à Manipour. Malheureusement il n’avait que des forces insuffisantes ou il a manqué de vigilance. Il n’a pas tardé à être assailli dans son camp par des masses insurgées contre lesquelles il n’a pu longtemps se défendre. Bref, plus de 400 goorkhas paraissent avoir été tués. Des officiers anglais ont péri dans le combat. M. Quinton lui-même, le colonel Skene, M. Grimwood, agent politique à Manipour, d’autres encore, sont restés prisonniers des insurgés. Ils ont été, d’après toutes les apparences, massacrés depuis. Ils sont les victimes de la confiance par trop téméraire avec laquelle ils se sont aventurés,