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superbes squares décorés d’obélisques. Berlin, qui était il y a dix ans une des capitales du monde les plus malsaines, tend à devenir désormais une ville modèle au point de vue hygiénique comme à maints autres points de vue. Le jour n’est pas loin où le dicton berlinois sur la Sprée « qui entre à Berlin pareille à un cygne et en sort pareille à une truie, » fera lui-même l’effet d’une calomnie inventée par la malice française.

Tout cela ne peut manquer d’être bientôt célébré et mieux infiniment que je n’aurais su le faire. Il m’en coûte davantage de ne pouvoir célébrer, en tête de ces notes, les adorables couchers de soleil de Berlin, et de ne pouvoir dire la fidèle consolation que j’y ai trouvée. C’est vraiment un mystère divin qui s’accomplit, tous les soirs d’été, à l’extrémité ouest des longues rues parallèles de la Friedrichstadt. Un ciel jusque-là terne et gris tout à coup se colore des nuances les plus fines ; on croirait un décor de féerie qui se découvre au tournant des rues, mais d’une noblesse si douce et si familière !

Le mystère dont j’ai à m’occuper est d’un genre tout différent : c’est la rapide transformation du caractère et des mœurs germaniques sous l’influence de ce Berlin, qui, tout d’un coup, s’est dressé comme une tour de fer au milieu de l’Allemagne.


I

Il me paraît d’abord que la ville, quoi qu’elle imagine pour s’améliorer, n’en reste pas moins déplaisante et antipathique. Je ne parviens pas à m’y sentir à l’aise. Les œuvres d’art les plus belles m’y semblent gâtées par une mystérieuse atmosphère d’ennui. Ce n’est pas que je sente très vivement la gaîté des villes gaies : la tristesse de Venise, de Bruges, de Ratisbonne me touche davantage que la joyeuse élégance de Vienne ou de Bruxelles. Berlin, d’ailleurs, n’est pas une ville triste : nulle part les lieux d’amusement ne sont aussi nombreux. Mais ni Londres, ni Birmingham, ni Glasgow, sous leur brouillard, ne m’ont paru si froides, si complètement étrangères à tout ce qui m’émeut. Berlin n’est décidément pas une ville que l’on puisse aimer.

Aussi bien personne ne l’a aimée, depuis le temps qu’elle existe, et je ne parle pas seulement des Français, de Voltaire, du peintre Antoine Pesne, de Chamisso, qui nous ont laissé le témoignage de leur peu de goût pour la capitale prussienne. Mozart l’avait en telle aversion qu’il refusa la place de maître de chapelle de l’Opéra, qu’on lui offrait avec 3,000 thalers de pension, et préféra garder à Vienne sa solde de 800 florins. Schiller considérait Berlin comme