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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/132

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l’effet d’être une ville nouvelle. » C’est ce que répètent, avec la même nuance de fierté, journalistes, poètes et romanciers locaux[1]. Lorsque Mme de Staël se plaignait que Merlin n’offrît pas une apparence sérieuse, « les édifices et les institutions y ayant à peine l’âge d’homme, » elle ne prévoyait pas qu’il en serait de même un siècle plus tard, que les édifices et les institutions de Berlin se succéderaient d’année en année sans jamais trouver le temps de prendre une apparence sérieuse, et que les Berlinois finiraient par s’enorgueillir de cette éternelle instabilité.

A l’endroit où j’avais vu, il y a quatre ans, de pesantes maisons nouvelles construites dans le style grec alors à la mode, j’ai retrouvé cette année des maisons nouvelles, non moins pesantes, mais construites dans le style rococo, très apprécié aujourd’hui en souvenir du grand Frédéric. Et avec les maisons, tout se transforme à vue d’œil, la manière de vivre, les usages, les opinions politiques et littéraires, tout, jusqu’aux canons de la vieille politesse allemande, la dernière chose que j’aurais cru capable de se laisser supprimer. Le véritable symbole de Berlin, ce n’est pas l’ours qu’on voit aux armes de la ville, dressé sur ses pattes de derrière et occupé à faire le beau : c’est l’ours couronné Frédéric-Guillaume Ier, s’acharnant à bâtir, puis à démolir, puis à rebâtir sur d’autres plans les maisons de l’avenue des Tilleuls.

L’accroissement de la population a été si rapide que les villes même de l’Amérique du Nord ont mis plus de temps à se constituer. En 1612, lorsque se fonda New-York, Berlin n’était pas plus grand qu’un village. En 1700, c’était une petite ville pareille aux bourgades des environs. En 1871, on y comptait 500,000 habitans ; on en compte aujourd’hui plus d’un million et demi. Sur 1 million 150,394 habitans que contenait Berlin en 1881, 505,329 seulement y étaient nés ; le reste était accouru là de tous les points de l’Allemagne. Ils y étaient venus seuls, comme il convient pour un séjour provisoire ; sur 100,000 immigrans, 2,000 à peine arrivent accompagnés de leur famille.

Impossible de comprendre le véritable caractère de Berlin si l’on ne considère d’abord ces faits essentiels. Mais combien ces faits à leur tour en expliquent d’autres, non moins certains : la déchéance des coutumes anciennes, la désorganisation de la vie de famille et des vieilles traditions domestiques, l’accroissement anormal des cas de divorce, l’accroissement anormal de la prostitution, l’accroissement anormal du nombre des cafés, théâtres, concerts et

  1. « En comparaison des autres capitales, Berlin manque de solidité ; tout y change tans cesse. » (O. v. Leixner, Soziale Briefe aus Berlin. Berlin. 1891.)