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population des rentiers et gens oisifs de toutes sortes apparaissent de plus en plus comme des groupes isolés, à l’écart de la véritable vie de Berlin. Les seuls Berlinois authentiques, ceux qui sont l’âme vivante de la ville, ce sont les hommes d’affaires, industriels, négocians, boursiers, fonctionnaires, avocats, médecins, journalistes (il y avait en 1886 à Berlin 580 journaux, dont 188 financiers) ; et, au-dessous d’eux, l’innombrable armée des employés et des ouvriers. Tous ces gens-là se sont rencontrés naguère à Berlin, venant chacun d’un autre coin de l’Allemagne : et leur rencontre sur ce champ d’action commun a suffi pour produire des mœurs nouvelles, qui maintenant se répandent de proche en proche dans le reste de l’empire.

Une grande partie de ces immigrans étaient Israélites. A la suite de l’expulsion en masse de 1571, il n’y a pas eu un seul israélite à Berlin pendant plus d’un siècle : mais la situation a bien changé depuis lors. Dans le commerce, dans la banque, dans le journalisme, dans le barreau et la médecine, les Israélites forment aujourd’hui la majorité. Il n’est même pas impossible que leur exemple ait en partie contribué à la transformation des vieilles mœurs allemandes. Peut-être les Allemands qui sont venus avec eux prendre possession de Berlin ont-ils été amenés, par leur esprit d’imitation et leur manque d’initiative, à vouloir acquérir des qualités analogues à celles de leurs rivaux ? De là un effort à agir vite, à rester toujours prudens et pratiques, à se débarrasser de la sentimentalité nationale.

Voilà du moins ce que prétendent les moralistes grognons qui consentent à reconnaître qu’un changement s’opère dans les mœurs allemandes et ne se font pas faute d’en accuser Berlin. L’opinion antisémite est ici beaucoup plus forte que chez nous ; et, en vérité, les israélites berlinois sont très différens des israélites français. Au lieu d’adopter les habitudes du pays, ils semblent manifester la conviction qu’ils ont eux-mêmes imposé leurs habitudes aux Allemands. Ils se donnent en toute circonstance des allures de dominateurs, ferment leurs boutiques le samedi sans crainte de la concurrence, bâtissent de nouvelles synagogues aux beaux endroits de la ville, et font annoncer dans les journaux qu’ils ne recevront pas d’employés qui ne soient de leur race.

Toutefois, l’antisémitisme à Berlin reste purement une opinion quasi métaphysique et ne risque pas de devenir dangereux. On maudit les juifs, en général, mais on ne manque pas à lire les journaux juifs, à s’approvisionner au bazar juif, à appeler en consultation l’avocat ou le médecin juif. Et ainsi il se peut que l’Allemand, dans la fréquentation incessante de ces hommes d’une autre race,