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perde par degrés ses précieuses qualités nationales, sans leur prendre en échange ce qu’il y a d’excellent dans les leurs.

Il y a des cas, cependant, où la protestation semble vouloir revêtir une forme plus effective. En opposition au commerce israélite, Berlin a vu se développer une maison chrétienne, qui est en train de devenir une boutique géante, une imitation du Louvre ou du Bon Marché. Il est de mode pour les dames de la société protestante d’y aller faire leurs emplettes, et j’y ai rencontré nombre de dames israélites que les tendances antisémitiques de la maison ne paraissaient pas gêner. Cet établissement modèle est d’ailleurs une des singularités de Berlin. Tandis que dans les autres boutiques de la ville le principe est de tout mettre en étalage, on dirait que le principe ici est de tout cacher, et de transformer le magasin en une façon de ministère, avec un grand couloir central et d’innombrables bureaux où les cliens se font apporter des échantillons de ce qu’ils désirent. Et c’est encore là un trait tout berlinois : car, à côté de l’homme d’affaires, bruyant, expansif, le sourire aux lèvres, on trouve toujours à Berlin le bureaucrate, calme, grave, sévère, l’image parfaite de la discipline.


V

Mardi.

Journée passée à revoir les quartiers ouvriers.

On dirait d’abord, en vérité, qu’il n’y a pas de ville au monde où le sort des ouvriers soit plus heureux qu’à Berlin. Tout ce que le gouvernement et la municipalité pouvaient faire pour leur bien-être, ils l’ont fait. Les ouvriers habitent dans de larges rues bien aérées. Ils ont à proximité de leur demeure des parcs magnifiques créés spécialement à leur usage : le petit Thiergarten pour le quartier de Moabit, le parc de Treptow et la Hasenhaide pour le quartier du Sud, le parc Frédéric pour les quartiers de l’Est, et pour ceux du Nord le parc Humboldt, où les noms des arbres et des plantes sont écrits sur des plaques de porcelaine. Ils ont un chemin de fer et des tramways qui leur permettent d’aller sans peine à la fabrique. Ils sont instruits autant qu’ils peuvent le souhaiter, et suivant les derniers systèmes pédagogiques. On a multiplié à leur intention les jardins-écoles où l’acquisition des connaissances les plus variées marche de pair avec le libre développement physique. On a organisé pour eux des conférences, des lectures du soir. Et on leur a donné les mêmes droits électoraux qu’aux citoyens des républiques.