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cœur et de sa pensée. En province, elle se résigne assez facilement à être dédaignée ; mais la femme berlinoise a lu des romans, vu des pièces, où la femme est traitée comme l’égale de l’homme. Un moment vient où elle prend conscience des droits de son sexe, en même temps qu’elle s’instruit de diverses façons possibles de les faire valoir. Il suffit désormais que son mari continue un an ou deux à la dédaigner, et qu’il se trouve à portée d’elle quelqu’un qui l’en éclaire, pour que son instinct natif de fidélité conjugale soit fortement ébranlé. L’adultère a cessé d’être à Berlin un fait exceptionnel, comme il le reste encore dans les provinces allemandes[1]. Mais c’est surtout le divorce qui devient une habitude courante. Mme de Staël se plaignait de ce que les Allemandes de son temps changeassent aussi facilement d’époux que s’il s’agissait de régler des affaires sans importance. Qu’aurait-elle dit aujourd’hui en voyant des gens qui, à peine âgés de quarante ans, épousent en troisièmes noces des jeunes femmes deux fois divorcées ?

C’est ainsi que, dans cette ville provisoire, le mariage et la famille sont devenus des choses toutes provisoires. Et moralistes et prédicateurs auront beau s’en plaindre, rien n’y fera, aussi longtemps que Berlin gardera son caractère de campement installé d’un seul coup au milieu de l’Allemagne.


VII

Jeudi.

J’ai voulu revoir aujourd’hui la Hasenhaide, un endroit bien autrement berlinois que l’allée des Tilleuls ou le Thiergarten. La Hasenhaide est, au sud de la ville, un vaste parc où se tient en permanence une foire populaire. Du printemps à l’automne, les baraques s’y succèdent sans interruption. Les Berlinois y affluent, et chacun a le sentiment d’y trouver le cœur et l’âme de la ville.

Ailleurs, c’est le dimanche qu’on vient, et endimanché. Mais la Hasenhaide ne connaît ni dimanches ni jours de semaine. Les ouvriers chôment une après-midi de temps à autre pour y conduire leurs familles. Les employés de bureau, les domestiques, les

  1. Chez les ouvriers et dans les classes inférieures le mariage régulier tend de plus en plus à être remplacé par les Wilde Ehe (mariage franc). Un jeune homme et une jeune fille se mettent en ménage sans autre formalité, souvent avec l’assentiment des parens : on demeure ensemble un an, deux ans, puis on se sépare et chacun recommence de son côté. Voir à ce sujet le livre si modéré de M. de Leixner.