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cochers, prennent congé de leur travail pour venir s’y divertir. Dès une heure, la foule encombre les allées. On contemple les nouvelles enseignes des baraques, on écoute les bonimens des pitres, on se presse devant les loteries ; et, à tous les pas, ce sont des restaurans où l’on s’arrête pour manger et boire. Les dames sont respectueusement invitées à y cuire elles-mêmes leur café.

De tous les points de l’Allemagne les forains viennent là. Ils exhibent, un mois durant, leurs curiosités, puis ils s’en vont faire de nouveau le tour du pays, laissant la place à des confrères. D’année en année, d’ailleurs, ils réduisent l’intérêt de ce qu’ils exhibent. Dans la plupart des baraques, on est volé si l’on entre. Mais au dehors, sur la plate-forme, quel luxe d’images, d’écriteaux, et de musique et de traits d’esprit ! D’année en année, à mesure que décroît l’intérêt des choses exhibées à l’intérieur, les devantures deviennent plus somptueuses et promettent davantage. Quelques-unes, parmi les nouvelles, doivent avoir été peintes par d’habiles professeurs : les diverses étapes de la civilisation humaine y sont figurées plus savamment que dans le grand escalier du nouveau musée.

Abondance de poètes errans qui récitent des ballades sentimentales et en débitent des exemplaires imprimés. Le gemüth, du reste, s’épanouit ici dans toute sa splendeur. Ce sont partout des inscriptions tendres, alternant avec des inscriptions savantes : « Voulez-vous la joie du cœur, plus douce que les biens de la fortune ? Entrez ici et vous l’aurez, » disent les montreurs de tableaux vivans. C’est aussi ce que disent les cabaretiers et les restaurateurs, qui tous ont multiplié, au dehors comme au dedans de leurs tentes, des devises célébrant la sainteté de l’amour et l’éternité de son alliance avec une digestion bien en règle.

Je vois luire le gemüth dans les grands yeux naïfs de ces jeunes filles qui se promènent deux par deux le long des baraques. Elles ont le cœur vide, l’esprit vide, elles ne savent qu’une chose, c’est qu’il est doux d’aimer. Comme il doit être doux d’aimer ces jeunes gens qui se promènent aussi deux par deux, sanglés dans leur redingote, le chapeau sur l’oreille !

Ainsi, dans le bruit des trompettes et des orgues de Barbarie, dans l’étincellement des maillots qui imitent l’or et l’argent, dans l’odeur de la charcuterie et de la bière nouvelle, ainsi les Berlinois se pressent à la Hasenhaide, parfait symbole de Berlin. Sur le chemin qui les y mène, ils ne manquent pas à prendre et à lire avec soin les prospectus qu’on leur distribue. En voici un qu’on m’a donné aujourd’hui et qui complète à merveille le résumé de mes impressions.