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et le goût de la vie de famille et la salutaire crainte du mal. Vingt ans ont suffi à Berlin pour modifier l’âme allemande.

Voilà, du moins, ce qui m’a semblé, après un premier examen dont je sens bien en vérité les lacunes et l’insuffisance. J’ai essayé de pénétrer au dedans de la vie berlinoise, mais ce n’est que du dehors que j’ai pu l’observer ; et il en eût été de même aussi longtemps que je fusse resté à Berlin. Il y a dans la vie d’un peuple des principes essentiels que nulle observation extérieure ne peut faire connaître, et qui forcément échappent toujours à un étranger. Avec tout son génie d’intuition et la sûreté d’une incomparable méthode, M. Taine n’est point parvenu à acquérir de la vie et des mœurs anglaises une idée aussi exacte que le plus superficiel des romanciers anglais. Aussi est-ce aux écrivains berlinois, aux romanciers, aux satiristes et aux peintres de mœurs, que je veux demander le complément de mes observations sur l’état présent de la société à Berlin et les changemens en voie de s’y accomplir.

Peut-être m’aideront-ils à découvrir quelques élémens intimes qui compensent le fâcheux effet désorganisateur des élémens que j’ai notés. Dans la nouvelle Allemagne qui se forme ici, peut-être à côté de la part de mal que j’ai vue, me feront-ils voir une part de bien, un réel principe de progrès moral et social.

Quoi qu’ils aient à m’apprendre, d’ailleurs, sur la véritable influence de Berlin, je vois dès à présent que cette influence trouvera sur son chemin des obstacles de plus d’un genre. Il me paraît par exemple que ce jeune empereur, dont tout le monde à Berlin possède le buste et la photographie, mais que tout le monde en réalité craint comme un dangereux trouble-fête, que ce jeune souverain représente précisément un pouvoir de réaction contre les tendances et l’esprit de Berlin. Et je crois bien qu’un pouvoir de réaction analogue pourra se constituer bientôt dans l’Allemagne du Sud, dans cette Bavière en particulier dont la lutte contre l’Allemagne du Nord et la Prusse semble prendre de jour en jour un caractère plus aigu. Pour rapide et forte qu’elle soit à se développer, la domination de Berlin n’est peut-être pas définitive.


T. DE WYZEWA.