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C’est un carré de papier où l’on a mis deux images en pendant, toutes deux dessinées et coloriées avec une gaucherie probablement voulue. Il s’agit de recommander un bazar de confections pour hommes ; et la première des deux images représente une dizaine d’individus accoutrés des costumes les plus incohérens, qui tous font mine de se diriger vers un magasin dont le nom est imprimé au-dessus de leurs têtes, dans les nuages, en grosses lettres rouges. La seconde image représente les mêmes individus sortant du magasin. Tous se ressemblent, c’est un seul homme dix fois reproduit. Tous ont le même chapeau haut de forme, la même longue redingote serrée à la taille, les mêmes souliers démesurément pointus. Ils ont payé, — le prospectus le dit, — 25 marks pour être ainsi modifiés des pieds à la tête. Et je constate que leurs visages, sans doute par une inadvertance du dessinateur, expriment, en dépit de cet accoutrement magnifique, un mélange singulier de stupeur et de mélancolie.

Je vois s’épanouir, au contraire, la joie, la profonde satisfaction, sur les visages de tous ces Allemands venus de leurs provinces pour se faire modifier à bas prix dans l’énorme bazar qu’est Berlin. Leur aventure, pourtant, est la même tout à fait que celle des gens de l’image. Ils avaient apporté ici un caractère assez incohérent, mais dominé par une habitude constante de résignation, de constance et de probité. Et puis chacun gardait quelque chose de son petit pays, comme une atmosphère spéciale de fraîche poésie, flottant autour de lui. Et puis enfin, avec la rudesse de leurs sensations et leur docilité et le vide nuageux de leur pensée, c’étaient tout de même de bons Allemands, naïvement attachés aux devoirs de la famille et de la société. Mais la ville où ils sont venus n’avait que faire de ces vieilles défroques nationales : elle a vite ramené tous ses habitans à un type uniforme, les débarrassant de leurs scrupules moraux, de leur patience au travail, de leurs simples et tranquilles désirs d’autrefois.

« Les Allemands auraient beau, ce qui serait grand dommage, se désabuser des qualités et des sentimens dont ils sont doués, la perte du fond ne les rendrait pas plus légers dans les formes, et ils seraient plutôt des Allemands sans mérite que des Français aimables. » Sur ce point encore, le pénétrant génie de Mme de Staël avait deviné l’avenir. Non certes, les gens que je viens de voir ne parviendront jamais à acquérir les difficiles vertus de la délicatesse et de la légèreté ; ils sont devenus simplement des Allemands sans mérite, désabusés des qualités et des sentimens dont les avait doués la nature. Ils ont perdu le charme ancien de leur race. Mais le pis est qu’ils ont perdu aussi l’habitude de limiter leurs besoins