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ou en nez camards, tels que nous en montrent certaines faces de juifs polonais.

Quoi qu’il en soit de ces différences, Askenazim et Séphardim n’en sont pas moins également juifs. Quelques savans, préoccupés surtout des caractères ethniques, ont voulu voir en eux deux populations ou deux races distinctes, ne reconnaissant comme foncièrement juifs, juifs d’origine et de sang, que les Séphardim[1]. C’est donner, chez Israël, trop d’importance à la race. Même au point de vue physiologique, la race n’est ni l’unique, ni peut-être le principal facteur du juif. Et ce que je dis de la race, je le dirais, à plus forte raison, du sol, du climat, du milieu physique. Il faut autre chose pour expliquer le juif. Israël est bien moins le fruit d’une race que l’œuvre de l’histoire. Deux choses surtout ont fait le juif et lui ont donné, sous toutes les latitudes, un aspect particulier : l’isolement séculaire et le rituel traditionnel, la séquestration sociale et les pratiques religieuses.

Le juif, en effet, n’est pas le produit naturel d’un sol ou d’un climat ; c’est un produit artificiel, le produit d’une double tradition et d’une double servitude : c’est ce qui, en des pays si divers, malgré tant de mélanges de sangs, a donné aux juifs une incontestable unité d’aspect et de physionomie, d’aptitudes et de caractère. Le juif, en tant que race, a été élaboré par deux agens opposés : par le confinement auquel nous l’avons soumis, par les observances auxquelles lui-même s’est astreint. Il a été fait, en partie par nos lois, en partie par les siennes ; on pourrait dire qu’il a été façonné, de compte à demi, par nos canonistes et par ses rabbins.

Si jamais les influences de milieu ont été puissantes, c’est autour du juif, condamné, durant des générations, à un isolement rigoureux. Le juif moderne est le produit du « parcage, » de tout ce que résume le nom de ghetto. C’est bien, en ce sens, le ghetto qui a fait le juif, et la race juive, c’est-à-dire c’est nous, chrétiens, nos lois civiles, notre droit canon, notre clergé et nos princes. À ce titre, on l’a fort bien dit ici même, « les différences qu’il y a entre les juifs et nous, ce n’est pas la race qui les y a mises, c’est nous-mêmes et nos pères[2]. » Le type juif a été élaboré et immobilisé par le ghetto. Le ghetto a suscité ou développé, entre les juifs de diverse origine, des similitudes physiques ou morales, qui tiennent moins à la parenté du sang qu’à l’identité du genre de vie. C’est dans ce fétide et douloureux creuset, à la chaleur des bûchers, que s’est faite, au moyen âge, la fusion des divers élémens ethniques d’où est sorti ce métal, d’une dureté et d’une

  1. Voyez, par exemple, M. G. Lagneau, Anthropologie de la France, p. 676.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1886, l’étude de M. Brunetière.