Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/20

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

solitaire, enfermée dans l’enceinte d’une conscience individuelle, elle est libre, l’État ne s’en occupe pas ; mais, dès qu’elle sort de cette clôture, parle en public, associe plusieurs individus pour un objet commun et par des actes visibles, elle est sujette : le culte, les cérémonies, la prédication, l’enseignement et la propagande qu’elle institue, les dons qu’elle provoque, les assemblées qu’elle convoque, la structure et l’alimentation du corps qu’elle engendre, toutes les applications positives du rêve intime sont des œuvres temporelles. À ce titre elles forment une province du domaine public et tombent sous la compétence du gouvernement, de l’administration, des tribunaux ; l’État a qualité pour les interdire, les tolérer, les autoriser, et toujours pour les conduire ; propriétaire unique et universel du terrain extérieur par lequel les consciences solitaires communiquent entre elles, à chacun de leurs pas il intervient pour leur tracer ou leur barrer la route. Cette route, sur laquelle elles cheminent, passe chez lui et lui appartient : ainsi, la surveillance qu’il exerce sur leurs démarches est et doit être quotidienne, et il l’exerce au mieux de ses intérêts, au mieux de l’intérêt civil et politique, de façon que la préoccupation de l’autre monde soit utile et ne soit pas nuisible aux affaires de celui-ci. Plus brièvement, et en manière de résumé, le Premier Consul a dit dans une conversation privée[1] : « Il faut une religion au peuple, et il faut que cette religion soit dans la main du gouvernement. »

Sur ce thème, ses légistes, anciens parlementaires ou conventionnels, ses ministres et conseillers, gallicans ou jacobins, ses orateurs auprès du corps législatif et du tribunat, tous imbus du droit romain ou du Contrat social, sont des porte-voix excellens pour proclamer en phrases arrondies l’omnipotence de l’État. « L’unité de la puissance publique et son universalité[2], dit Portalis, sont une conséquence nécessaire de son indépendance. La puissance publique doit se suffire à elle-même ; elle n’est rien, si elle n’est tout… » Elle ne tolère pas de rivales ; elle ne souffre pas que d’autres puissances viennent, sans son consentement, s’établir à côté d’elle, peut-être pour la saper et l’ébranler. « Un État n’a qu’une autorité précaire quand il a dans son territoire des

  1. Thibaudeau, p. 152.
  2. Discours, rapports et travaux sur le Concordat de 1801, par Portalis, p. 87 (sur les articles organiques), p. 29 (sur l’organisation des cultes). « Les ministres de la religion ne doivent pas avoir la prétention de partager ni de limiter la puissance publique… Les affaires religieuses ont toujours été rangées, par les différens codes des nations, au nombre des matières qui appartiennent à la haute police de l’Etat… Le magistrat politique peut et doit intervenir dans tout ce qui concerne l’administration extérieure des choses sacrées… En France, le gouvernement a toujours présidé, d’une manière plus ou moins directe, à la conduite des choses ecclésiastiques. »