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l’instrument destiné à servir les ambitions de la Prusse, — et, par une coïncidence singulière, le premier essai qu’il était appelé à en faire, c’était contre son ancienne patrie, le Danemark, dans cette guerre de 1864, qui allait être le prélude de toutes les autres, et de la guerre de 1866 contre l’Autriche et de la guerre de 1870 contre la France.

Le succès a couronné l’œuvre, et montré ce qu’était ce puissant instrument perfectionné par un homme. On ne dispute pas avec le succès ! L’art de M. de Moltke a été de tout prévoir, de tenir toujours disponibles les forces de la Prusse qui grandissaient avec ses victoires, de savoir évaluer d’avance le terrain où il allait agir. Au fond, c’était un grand mathématicien militaire, méthodique, précis, minutieux dans ses conceptions comme dans ses préparations. Sans doute le génie de la méthode aurait pu être en défaut, — et il est permis de croire notamment que plus d’une fois, dans les premières marches de l’invasion en France, on aurait pu avec plus de sang-froid ou d’audace déconcerter les calculs de l’état-major de Berlin et mettre le désordre dans les savantes combinaisons allemandes. Cela n’est pas arrivé ! M. de Moltke a réussi par la puissance de l’ordre, de la prévoyance méthodique, et s’il n’est point douteux que c’est M. de Bismarck qui a conçu les campagnes où la Prusse s’est agrandie jusqu’à devenir l’Allemagne, c’est le chef d’état-major qui a rendu la victoire possible. Portait-il dans son œuvre les mêmes idées, les mêmes ambitions que l’ancien chancelier ? On distinguerait plutôt chez lui la passion toute militaire, même le culte de la guerre ; il n’a pas hésité à glorifier la guerre comme un bienfait humain devant le parlement, et, depuis, après avoir préparé l’armée qui avait fait les conquêtes, il ne s’est montré préoccupé que de maintenir intacte, de fortifier encore cette armée pour conserver ce qu’on avait conquis. C’est un génie à part, solitaire, silencieux, absorbé dans une seule pensée, se prêtant peu d’ailleurs aux illusions et aux jactances.

On a raconté qu’un jour, comme on exaltait devant lui les succès de l’armée prussienne, il aurait répondu, en hochant la tête, qu’on n’avait vu cette armée que dans la victoire, qu’on ne savait pas ce qu’elle serait dans la défaite. C’était un mot qui ne manquait pas sans doute d’orgueil, mais qui cachait peut-être aussi, sous une apparence de fierté, une sincère et virile modestie, un sentiment juste des incertitudes de la guerre, de la nécessité de ne pas se laisser éblouir par les légendes. Après tout, sans aimer la France, qu’il a plus d’une fois traitée durement, il la respectait assez pour croire qu’avec elle il pouvait y avoir des retours de fortune. Le mérite ou l’originalité de M. de Moltke est de n’avoir jamais cherché le bruit ni la popularité, d’être resté jusqu’au bout un soldat taciturne, fixé au poste qu’il n’a quitté qu’il y a peu de temps, aux approches de sa quatre-vingt-dixième année. Il a cédé sa place à la direction de l’état-major général, sans