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plainte, sans éclat, donnant encore des conseils, quand on les lui demandait, se résignant sans effort à n’être plus qu’un personnage du passé. Et c’est justement la différence entre ces deux hommes qui ont été des compagnons ou des complices dans la même œuvre, entre le vieux soldat qui vient de s’éteindre en paix et le vieux politique, moins âgé sans doute, qui s’agite dans sa solitude, tournant avec envie ses regards vers la scène publique.

Celui-ci, il est vrai, ne se croyait pas au bout de son destin ; il pensait avoir encore quelques années d’activité et rester jusqu’à la fin le chancelier de l’empire. Après avoir régné ou décidé de tout dans les conseils pendant plus d’un quart de siècle, après avoir bouleversé tout un continent, déchaîné les guerres, créé une Allemagne nouvelle, assoupli l’Europe aux combinaisons de sa diplomatie, être obligé de quitter brusquement le pouvoir, tomber dans la disgrâce et la retraite, c’était un mécompte, il faut l’avouer. M. de Bismarck, moins grand dans la disgrâce qu’il ne paraissait l’être dans l’éclat de la puissance officielle, n’a pu supporter cette injustice du destin ; il n’a pu se résigner à passer au rang des personnages historiques, — et le voilà exhalant son humeur à tout propos, confiant à qui veut l’entendre ses ressentimens, traçant des programmes de gouvernement, briguant, pour se consoler, une place au Reichstag. Soit ! M. de Bismarck, n’étant plus à la chancellerie de l’empire, tient à entrer comme simple député au parlement de Berlin ; il a voulu être candidat, il l’a été, non dans une vieille province prussienne, mais dans le Hanovre, à Geestmunde, et c’est ici que l’aventure, quoique toute naturelle, n’a plus rien de brillant ni de glorieux. Malgré sa renommée, malgré sa puissance d’hier, malgré tous ses titres, l’ancien chancelier n’a pas été plus heureux que le premier venu, que le plus humble des candidats. Il n’a pas réussi du premier coup ; il est resté en ballottage avec celui des autres candidats qui a réuni le plus de voix après lui, et il se trouve que ce candidat est un ouvrier socialiste. Si les voix de ses trois concurrens avaient pu se réunir contre lui à un second scrutin, il perdait toutes ses chances ; il n’était pas député ! Il le sera malgré tout, il faut le croire. Lui, qui a représenté si longtemps l’Allemagne devant l’Europe, il représentera le district de Geestmunde au parlement, il sera un député provincial de plus. Il était promis sur ses vieux jours à cette fortune ! Et pourquoi tient-il tant à aller au Reichstag ? Que veut-il faire de ce mandat ? Quelle politique se propose-t-il d’aller soutenir à Berlin ?

C’est, en vérité, un mystère de plus. Ce n’est pas qu’il ne parle beaucoup. Depuis plus d’un an il ne cesse de jeter à tous les vents ses discours, ses confidences, ses boutades piquantes ou amères. Tout récemment encore il recevait à Friedrichsruhe les délégués d’une association conservatrice de Kiel, et il les haranguait avec une liberté mêlée de