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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/335

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Ce qu’il y a d’incompréhensible, c’est que la barbarie, en cette matière, au lieu de reculer au contact de la civilisation, prévaut contre elle et tend à l’étouffer ; c’est que l’odieuse pratique, se propageant de l’ouest à l’est, ait gagné les états les plus policés. On explique cet étrange phénomène en remarquant tantôt que le propre de la démocratie est la haine instinctive de la police et de la milice régulières, tantôt que les anciens colons, ayant gagné leur indépendance à la sueur de leur front et au prix de leur sang, transmirent à leur descendance leurs mœurs farouches et violentes avec la soif de la liberté, tantôt encore que les Américains ont un goût dépravé, mais invincible, pour le spectacle d’une pendaison. Ce goût, par malheur, n’est pas moins vif à la fin qu’au début du siècle, ni même en 1891 qu’en 1885 : les hommes de bonne volonté n’ont jamais été plus nombreux pour démolir la prison au premier acte et pour tirer la corde au cinquième ; la foule (mob) applaudit ou vocifère avec la même fureur pendant que la victime est en l’air et s’agite dans les convulsions suprêmes.

D’un autre côté, s’il faut en croire quelques historiens bienveillans, la loi de Lynch se régularise et prend des allures plus correctes. L’auteur d’un dictionnaire populaire, qu’un de nos hommes d’état les plus célèbres citait naguère à la tribune du sénat, décrit ainsi la procédure du lynchage. Le coupable, après son arrestation, serait conduit sur la place publique, où la foule s’est réunie et délibère. Les magistrats interviennent en ce moment et demandent, au nom de la loi, que le coupable leur soit livré. Le président consulterait alors l’assemblée, qui voterait « par mains levées. » Si le vote est négatif, les magistrats se retirent en protestant. Les témoins à charge et à décharge seraient entendus. Après quoi, le président, s’adressant à la foule, demanderait qui veut prendre la parole en faveur de l’accusé. Quand un défenseur se présente, on l’écouterait, paraît-il, en silence et jusqu’au bout ; après quoi, la condamnation serait mise aux voix. James Bryce a cru pouvoir écrire, à son tour, cette phrase surprenante : « La loi de Lynch, quelque choquante qu’elle puisse paraître aux Européens, est actuellement dégagée de toute violence arbitraire (far removed from arbitrary violence). » C’est ce que nous allons voir. Il sera facile de juger, sur les documens mêmes de l’année 1891, si le lynchage est en voie de décroissance et si les progrès de la civilisation américaine en ont adouci l’horreur. Nos investigations remontent à la deuxième quinzaine de février.

20 février. — La scène se passe à Gainesville, dans la Floride. Des mesures ont été prises, annoncent les journaux américains, pour mettre un terme aux déprédations d’une bande d’outlaws qui infestaient la contrée. Jusqu’à cette date, toutes les tentatives de la