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On leur enlève ensuite toutes les garanties de la procédure orale ! Ils ne sont pas défendus ! ils ne peuvent pas même assigner un témoin qui prouverait leur innocence ! Il faut que cette inexorable justice marche et frappe comme la foudre. La pratique du lynchage ne permet pas même de discerner « l’identité » des inculpés : le peuple (mob) ne sait pas au juste s’il a sous la main ceux qu’il cherche ! Dans les scènes du 14 mars, les envahisseurs de la prison semblaient avoir d’abord perdu la tête ; ils commencèrent par tirer des coups de feu à tort et à travers et, sans l’intervention d’un citoyen qui se possédait encore, les premiers venus étaient assassinés. Ce danger devient d’autant plus grave que le nombre des gens présumés coupables est plus grand. Quand dix ou douze accusés comparaissent devant un juge, quelque enclin à la répression qu’on le suppose, il y a toutes les chances du monde pour qu’un ou deux d’entre eux soient déclarés « non coupables » et doivent l’être : dans le système des exécutions sommaires, tous les suspects sont, en un clin d’œil, jugés, condamnés et fusillés ou pendus. Les onze Siciliens massacrés le 14 mars avaient-ils participé tous, indistinctement, au meurtre de Hennessy ? Rien n’est plus douteux et j’ajoute que rien n’est moins probable. Cette justice expéditive est la suppression même de la justice.

Il faut, à tout prix, répliquent-ils, remplacer les mauvais juges. A coup sûr, mais par des juges. Si les jugemens iniques paraissent être, sur presque toute la surface du territoire américain, le fruit d’une mauvaise organisation judiciaire, rien n’est plus pressé que de la corriger. Mais, il l’est beaucoup moins de supprimer les juges pour rendre la justice. Les Américains vont probablement se récrier : ces lynchers sont bien des juges, à les entendre ; la volonté populaire défait ce qu’elle a pu faire, elle substitue pour une heure, en vue de conjurer un péril social, de nouveaux élus à ses élus de la veille ; les uns et les autres reçoivent au demeurant la même investiture. C’est un leurre ou, si l’on veut, une illusion. Cette justice dérisoire ne peut pas même être comparée à celle des commissions qui, dans plusieurs états de l’ancienne Europe, étaient instituées pour statuer sur certains crimes, au lieu et place des tribunaux ordinaires, trop lents ou trop peu dociles. Les lynchers ne sont pas des juges, à un premier point de vue, parce qu’ils se mettent au-dessus des lois au lieu de les appliquer. Le lecteur sait déjà qu’ils ne pendent pas seulement les assassins, mais aussi les auteurs des crimes et délits contre la chose publique et contre les propriétés. Ces derniers ne pourraient pas toujours être condamnés à mort, si l’on appliquait le code pénal : c’est une raison de plus pour aller vite en besogne et l’on va sauter par-dessus cette