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en paix ces incomparables chefs-d’œuvre, il est bon de fermer l’oreille aux récits du guide et de ne pas regarder la dalle placée au milieu du kiosque. Les plus sceptiques visiteurs ne peuvent s’empêcher de frémir en apprenant qu’ils se trouvent là dans la salle où les khans tartares et persans rendaient la justice. La justice des Tartares ! on cherche instinctivement des yeux la hache et le billot ; il reste du moins, sous la dalle du milieu, le puits où l’on jetait les corps des suppliciés ; ce puits communiquait, dit-on, avec la mer : on y lançait la tête, puis le tronc ensanglanté, et justice était faite.

Les anciennes mosquées sont beaucoup moins intéressantes : signalons pourtant celle de Sainte-Fatma, qui peut rendre fécondes, paraît-il, les femmes stériles, et leur donner à volonté des enfans de l’un ou de l’autre sexe. Les lieux de pèlerinage analogues à celui-ci ne sont pas rares dans le Caucase : mahométanes et chrétiennes, suivant Bayern, demandent aux saints des enfans, et surtout des enfans mâles, qui sont plus estimés. La source ou le sanctuaire le plus célèbre est celui de saint Jacob, sur l’Ararat ; on vante aussi les sources du Kour, dans le district d’Akhaltzik, et certains rochers de l’Alagöz, auprès desquels les femmes vont se prosterner en prenant les attitudes les plus singulières. Pour rappeler à la sainte ou au saint la prière qu’on lui a faite, on plante en terre de petits bâtons, entourés de morceaux de papier ou de lambeaux de linge, de façon à figurer grossièrement un berceau ; un de ces berceaux, recueillis par Bayern, est exposé dans le musée de Tiflis.

La tour de la Demoiselle était probablement un simple observatoire : c’est Alexandre Dumas qui s’est donné la satisfaction de mystifier une fois de plus ses lecteurs avec cette histoire d’une princesse qui fait construire une tour très élevée, et cela sans autre but que de se jeter du haut en bas. Après tout, le séjour de Bakou ne devait pas être fort amusant pour elle : aujourd’hui encore, on n’y trouve ni théâtre, ni concerts, ni verdure, ni eau, ni même la terre végétale, qui n’est refusée qu’au désert. Pour établir dans la ville un parc grand comme un mouchoir de poche, il a fallu apporter la terre d’Astrakan. D’ailleurs, il ne pleut presque pas à Bakou, et le niveau pluvial annuel atteint tout au plus 0m,25 : l’évaporation de la Caspienne se porte tout entière sur les sommets du Daghestan. L’eau est tellement rare, même pour les besoins domestiques, qu’on a proposé sérieusement de la faire venir d’Astrakan dans les caisses qui portent à l’embouchure du Volga le pétrole de Bakou.

N’ayant plus rien à visiter dans la ville, si ce n’est les raffineries dont j’aurai l’occasion de reparler, je la quittais deux jours après