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moins sourde d’aise ou de malaise, de vie facile ou de vie contrariée. Réduisez à une sorte d’infiniment petit cette appétition et cette sensation, vous aurez ce qui se passe probablement dans les molécules prétendues inanimées dont se compose la matière. Il est admis aujourd’hui que les végétaux sont des animaux arrêtés dans leur développement sensitif, au profit des fonctions les plus automatiques ; le minéral est probablement un composé d’atomes vivans groupés de manière à se faire équilibre et réduits ainsi à une mort apparente, à un état d’arrêt, au lieu d’un mouvement d’évolution.

Dans le siècle prochain, au lieu de dire que le mental est l’ombre du mécanique, on dira, au contraire, que c’est le mécanique qui est l’ombre et que le mental est infiniment plus réel. On reconnaîtra même que le mécanique pur n’existe pas ; c’est un idéal de savans qui n’est jamais réalisé. En effet, pour comprendre les phénomènes, le savant essaye de les réduire à des élémens intelligibles qui sont de plus en plus abstraits : la masse, le mouvement, le temps, l’espace, le nombre, l’identité, la différence. Il les dépouille ainsi successivement de toutes leurs qualités sensibles, qui cependant font leur vraie réalité. La dernière qualité qu’il leur laisse, c’est la résistance, dont l’impénétrabilité n’est que l’expression abstraite ; puis, avec une réflexion de plus, il se dit : — « C’est encore là une qualité relative à notre sens du tact ; » il l’enlève donc ‘ à son tour pour ne plus laisser, comme Descartes, que l’étendue. Il a alors devant son imagination ravie de géomètre des figures de toute sorte qui se meuvent dans l’espace et dans le temps, selon ces lois du nombre qui enchantaient Pythagore. C’est le triomphe du mécanisme, et le savant s’écrie : « Εὕρηϰα (Heurêka). » Par malheur, la perfection du mécanisme est sa mort, car nous nous apercevons bientôt que le mécanisme complet est une complète abstraction[1]. Loin d’être une réalité, il est le terme tout idéal de la résolution des phénomènes en élémens abstraits et complètement intelligibles : c’est la silhouette de l’univers projetée sur notre pensée. Que la science physique, de son propre point de vue et uniquement à son point de vue, donne donc une complète explication physique du monde matériel, y compris les mouvemens de nos cerveaux, sans le moindre appel à l’activité d’êtres sentans comme tels ; ce sera son droit. Le monde physique conçu par nous, en effet, est un système de signes et indices sensibles qui, à leur manière, correspondent complètement au système des agens réels et des réelles activités. Le physicien peut donc à son aise, comme l’algébriste, travailler sur

  1. Voir à ce sujet le livre de M. Lachelier sur l’Induction.