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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/497

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et la propagent; de petites sociétés éparses qui vivent dans l’attente d’un ordre idéal et cependant, par anticipation, dès à présent, le réalisent, « tous[1] n’ayant qu’un cœur et une âme, chacun vendant ses biens pour en apporter le prix à la communauté, aucun ne gardant rien en propre, chacun recevant de la communauté ce dont il a besoin pour subsister, » tous heureux d’être ensemble, de s’aimer et de se sentir purifiés ou purs.

Manifestement, voilà dans l’âme un nouveau moteur et régulateur, un puissant organe de surcroît, approprié, efficace, acquis par métamorphose et refonte interne, pareil aux ailes dont un insecte est pourvu par sa mue. En tout organisme vivant, le besoin, par tâtonnemens et sélections, produit ainsi l’organe possible et requis. Dans l’Inde, cinq cents ans avant notre ère, ce fut le bouddhisme; dans l’Arabie, six cents après notre ère, ce fut le mahométisme; dans nos sociétés occidentales, c’est le christianisme. Aujourd’hui, après dix-huit siècles, sur les deux continens, depuis l’Oural jusqu’aux montagnes Rocheuses, dans les moujiks russes et les settlers américains, il opère comme autrefois dans les artisans de la Galilée, et de la même façon, de façon à substituer à l’amour de soi l’amour des autres; ni sa substance ni son emploi n’ont changé; sous son enveloppe grecque, catholique ou protestante, il est encore, pour 00 millions de créatures humaines, l’organe spirituel, la grande paire d’ailes indispensables pour soulever l’homme au-dessus de lui-même, au-dessus de sa vie rampante et de ses horizons bornés, pour le conduire, à travers la patience, la résignation et l’espérance, jusqu’à la sérénité, pour l’emporter, par-delà la tempérance, la pureté et la bonté, jusqu’au dévoûment et au sacrifice. Toujours et partout, depuis dix-huit cents ans, sitôt que ces ailes défaillent ou qu’on les casse, les mœurs publiques et privées se dégradent. En Italie, pendant la Renaissance, en Angleterre sous la restauration, en France sous la Convention et le Directoire, on a vu l’homme se faire païen, comme au Ier siècle; du même coup, il se retrouvait tel qu’au temps d’Auguste et Tibère, c’est-à-dire voluptueux et dur : il abusait des autres et de lui-même ; l’égoïsme brutal ou calculateur avait repris l’ascendant, la cruauté et la sensualité s’étalaient, la société devenait un coupe-gorge et un mauvais lieu. — Quand on s’est donné ce spectacle, et de près, on peut évaluer l’apport du christianisme dans nos sociétés modernes, ce qu’il y introduit de pudeur, de douceur et d’humanité, ce qu’il y maintient d’honnêteté, de bonne foi et de justice. Ni la raison philosophique, ni la culture artistique et littéraire, ni même l’honneur féodal, militaire et chevaleresque, aucun code,

  1. Actes des apôtres, IV, 32, 34 et 35.