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et qui lui viennent, non du dehors, mais du dedans, non-seulement des suggestions simplement mentales, comme les dialogues muets de l’Imitation et « les locutions intellectuelles » des mystiques, mais encore de véritables sensations physiques, comme les visions détaillées de sainte Thérèse, les voix articulées de Jeanne d’Arc et les stigmates corporels de saint François.

Au Ier siècle, cet au-delà découvert par la faculté mystique fut le royaume de Dieu, par opposition aux royaumes du monde[1] ; aux yeux des révélateurs, ces royaumes ne valaient rien ; par la divination pénétrante de l’instinct moral et social, ces grands cœurs généreux et simples avaient deviné le défaut interne de toutes les sociétés ou États du siècle. L’égoïsme y était trop fort; il y manquait la charité[2], la faculté d’aimer autrui à l’égal de soi-même, et d’aimer ainsi, non-seulement quelques-uns, mais tous, quels qu’ils soient, par cette seule raison qu’ils sont des hommes, en particulier les humbles, les petits et les pauvres, en d’autres termes, la répression volontaire des appétits par lesquels l’individu se fait centre et se subordonne les autres vies, le renoncement « aux concupiscences de la chair, des yeux et de l’amour-propre, aux insolences de la richesse et du luxe, de la force et du pouvoir[3]. » — En face de cet ordre humain et par contraste, naquit et grandit l’idée d’un ordre divin : un Père céleste, son règne au ciel, et bientôt, peut-être demain, son règne ici-bas; son fils venu sur la terre pour y établir ce règne et mort sur la croix pour sauver les hommes; après lui, envoyé par lui, son esprit, le souffle intérieur qui anime ses disciples et continue son œuvre ; tous les hommes frères, enfans bien-aimés du même père commun; çà et là, des groupes spontanés qui ont appris « cette bonne nouvelle, »

  1. Voir dans Hérodiade, par G. Flaubert, la peinture de « ces royaumes du monde ou du siècle, » tels que des yeux palestiniens pouvaient les voir au Ier siècle. Pour les quatre premiers siècles, il faut, en face de l’Église, considérer, par contraste et comme repoussoir, le monde païen et romain, la vie quotidienne, surtout aux thermes, au cirque, au théâtre, la fourniture gratuite des subsistances, des jouissances physiques et des spectacles à la plèbe oisive des villes, les excès du luxe public et privé, l’énormité des dépenses improductives, et cela dans une société qui, n’ayant point nos machines, vivait du travail des bras; par suite, la rareté et la cherté des capitaux disponibles, l’intérêt légal à 12 pour 100, les latifundia, les obœrati, l’oppression de la classe laborieuse, la diminution des travailleurs libres, l’usure des esclaves, la dépopulation et l’appauvrissement, à la fin le colon attaché à sa glèbe, l’artisan à son outil, le curiale à sa curie, l’ingérence administrative de l’État centralisé, ses exigences fiscales, ses suçoirs d’autant plus âpres que, dans le corps social, il restait moins à sucer. Contre ces mœurs sensuelles et ce régime économique, l’Église a gardé son aversion primitive, notamment sur deux points, à l’endroit du théâtre et du prêt à intérêt.
  2. Saint Paul, épitre aux Romains, I, 26 à 32. Première aux Corinthiens, ch. XIII.
  3. Saint Jean, première épître, II, 16.