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au temps de Luther, avaient la sensibilité et les lumières du XVIe siècle, avec des yeux qui ont aujourd’hui la sensibilité et les lumières du XIXe siècle; en sorte que, selon les époques et les groupes, l’interprétation peut être différente, et que, sinon sur le texte, du moins sur le sens du texte, l’autorité appartient tout entière à l’individu. — Chez les Grecs et les Slaves, comme chez les catholiques, elle n’appartient qu’à l’Église, c’est-à-dire aux chefs de l’Église, successeurs des apôtres. Mais chez les Grecs et les Slaves, depuis le IXe siècle, l’Église n’a plus décrété de dogmes : selon elle, les sept premiers conciles avaient formulé toute la foi ; après eux, la révélation s’est arrêtée; le dogme était achevé, définitif et complet; il n’y avait plus qu’à le maintenir. — Au contraire, chez les catholiques, après comme avant cette date, le dogme n’a jamais cessé de se développer, de se préciser, et la révélation continue ; les treize derniers conciles étaient inspirés comme les sept premiers, et le premier, où figura saint Pierre à Jérusalem, n’avait pas d’autres prérogatives que le dernier, convoqué par Pie IX au Vatican. L’Église n’est pas « un cadavre gelé[1], » mais un corps vivant, conduit par une tête toujours agissante, et qui poursuit son œuvre, non-seulement en ce monde, mais aussi dans l’autre, d’abord pour le définir, ensuite pour le décrire et y assigner des places ; hier encore, elle ajoutait au dogme deux articles de foi, l’immaculée conception de la Vierge et l’infaillibilité du pape; elle conférait des titres ultra-terrestres, elle déclarait saint Joseph patron de l’Église universelle, elle canonisait saint Labre, elle élevait saint François de Sales à la dignité de docteur. Mais elle est conservatrice autant qu’active; de tout son passé, elle ne rétracte rien ; elle ne rapporte aucun de ses anciens décrets ; seulement, avec des explications, des commentaires et des déductions de juriste, elle relie ces anneaux entre eux, elle en forme une chaîne ininterrompue, depuis l’époque présente jusqu’à l’Evangile, et au-delà à travers l’Ancien-Testament, jusqu’aux origines du monde, de façon à coordonner autour d’elle-même toute l’histoire et tout l’univers. Révélations et prescriptions, la doctrine ainsi construite est une œuvre colossale, aussi compréhensive que précise, analogue au Digeste, mais plus vaste; car, outre le droit canon et la théologie morale, elle comprend la théologie dogmatique, c’est-à-dire, outre la théorie du monde visible, la théorie du monde invisible et de ses trois régions, la géographie de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis, territoires immenses, dont notre terre n’est que le vestibule, territoires inconnus, inaccessibles aux sens et à la raison, mais dont les confins, les entrées, les issues et les

  1. Mot de Joseph de Maistre sur les églises du rite grec.