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Ces études de Sainte-Beuve valurent au nom de Mme de Charrière un petit regain de gloire, et Caliste eut alors ce singulier honneur, que l’auteur n’avait pu prévoir, d’être réimprimée dans la Bibliothèque des chemins de fer. Plus récemment, la publication du Journal intime et des lettres inédites de l’auteur d’Adolphe a remis en demi-jour le nom de sa fidèle amie de Colombier.

Toutefois, les ouvrages de Mme de Charrière n’ont plus que de rares lecteurs et ne charment guère que quelques esprits curieux ou délicats : ceux-là goûtent vivement la finesse et la distinction du petit roman de mœurs intitulé les Lettres neuchâteloises, ou l’analyse pénétrante et l’émotion discrète qui sont si artistement fondues dans les Lettres de Lausanne et dans Caliste. Quant aux autres romans de Mme de Charrière, ils sont plus qu’oubliés, ils sont à peu près introuvables, et seuls quelques bibliophiles très renseignés en savent peut-être les titres.

Aussi n’aurions-nous point songé à parler encore d’elle, sur qui Sainte-Beuve a dit l’essentiel, si nous n’avions eu la bonne fortune de rencontrer une série de lettres qu’il n’a pas connues : elles nous ont paru offrir de l’intérêt, même pour ceux à qui le nom de Mme de Charrière ne dirait rien. Cette correspondance d’une jeune étrangère atteste, en effet, d’une façon très caractéristique, la culture française hors de France dont nous parlions tout à l’heure. Hollandaise par sa naissance et son éducation, Suisse par son mariage, Mme de Charrière écrivait dans la plus pure langue de Versailles. Elle est toute Française par le choix de ses lectures, par le tour et, — si j’ose dire ainsi, — par l’orientation même de son esprit; c’est vers la France que vont ses regards et ses pensées; son mariage, dont nous allons surprendre l’histoire, fut surtout pour elle un moyen d’échanger la monotonie de l’existence hollandaise contre une vie moins végétative et plus intellectuelle. Sortir de son pays pour venir en terre française, cela lui apparaissait comme une sorte de retour de l’exil.

Un pareil phénomène ne vaut-il pas d’être mis en lumière? Nous l’essayons d’autant plus volontiers que cette femme d’infiniment d’esprit s’est trouvée en relations avec quelques personnages connus, sur lesquels sa plume alerte nous fournira des renseignements dignes d’être recueillis. Ses lettres ont, de plus, le mérite de jeter un jour curieux sur les mœurs de la société hollandaise vers le milieu du siècle dernier. Elles sont enfin par elles-mêmes, indépendamment de toute autre considération, d’une lecture agréable et piquante, et ce serait conscience vraiment de ne pas conserver tant de jolies pages. Nous nous proposons de les encadrer dans un récit aussi sobre que possible.