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pour les insurgés corses et pour Paoli contre la domination génoise, s’était mise à traduire en français le livre de Boswell. De son côté, d’Hermenches avait passé du service des États-Généraux au service de France, et, justement alors, son régiment prenait part à l’expédition française en Corse : « Je me décide, lui écrit Belle, contre les tyrans, en faveur de ces hommes qui savent apprécier leur liberté et la défendre. Mes vœux sont pour vous, mais contre votre troupe, si vous ne faites pas la guerre avec Paoli contre les sordides Génois. » Dans une autre lettre, elle discute, avec sa liberté ordinaire de jugement, la question de savoir si les Corses gagneraient quelque chose à devenir Français : « Qui sait s’ils n’auraient pas un gouvernement avide et dur, et si le luxe d’une femme de finance n’engloutirait pas le produit de leur stérile terre. Toute la France ne joue pas la comédie à Villers-Cotterets et ne fait pas des soupers fins dans de petites maisons ; les provinces sont, à ce qu’on dit, pauvres et gémissantes. Le droit du roi de France sur la Corse, c’est, ce me semble, celui du plus fort, comme celui du plus fin était celui des Espagnols sur l’Amérique. »

Or au moment où, animée de ces dispositions, elle avait entrepris de traduire l’ouvrage de Boswell, celui-ci recherchait sa main. Mais le cœur d’Isabelle n’était pas pris au point de la priver de son sens critique, et il arriva qu’elle prétendit abréger le texte un peu diffus du livre original, à quoi l’auteur ne voulut jamais consentir : « Quoiqu’il fût dans ce moment presque décidé à m’épouser si je le voulais, il n’a pas voulu sacrifier à mon goût une syllabe de son livre; je lui ai écrit que j’étais très décidée à ne jamais l’épouser, et j’ai abandonné la traduction. »

On lui proposa alors le prince de Wittgenstein : « J’ai eu tant d’amans allemands en perspective! » répondait-elle, découragée. Ce nouveau projet d’union avorta. C’est alors, et presque en même temps, que surgirent deux prétendans nouveaux, lord Wemyss et M. de Charrière. Voici le portrait qu’elle trace du second :

« Dans ce même temps, mon imagination[1] s’attachait à un homme que j’avais vu de loin en loin, pour qui j’avais toujours eu de l’amitié et de la sensibilité et qui en avait pour moi. Une figure noble et intéressante, quoique un peu maladroite, un esprit juste, droit et très éclairé, un cœur sensible, généreux et strictement honnête, un caractère ferme avec une humeur égale et facile, et une simplicité comme celle de La Fontaine, voilà mon amant à mes yeux et aux yeux de tous ceux qui le connaissent. Il y a quelquefois des maladresses dans son esprit comme dans ses manières, qu’on lui reproche et dont on badine

  1. C’est nous qui soulignons ce mot.