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tout ce qu’ils peuvent donner. N’est-ce pas, en grande partie, à cette indifférence, depuis trop longtemps entrée dans les mœurs, qu’il faut attribuer l’extraordinaire faiblesse des concours ouverts de toutes parts pour la décoration des hôtels de ville, des universités, des musées, des théâtres, et cette impuissance intellectuelle qui accompagne trop souvent, chez nos artistes, le développement hâtif et éphémère d’une habileté de main toute matérielle?

M. Henri Lévy est un de ceux qui ont toujours résisté à ces tendances. Chacune de ses œuvres porte la marque d’une longue réflexion, d’une étude attentive, d’une conscience extrême. On y a quelquefois senti le labeur, jamais le charlatanisme. Son Eurydice présente encore tous les caractères d’une composition méditée, combinée, exécutée avec ce souci vif et profond de l’accord complet entre l’expression psychologique et l’expression pittoresque qui fut, à toutes les grandes époques, celui de tous les grands artistes. La toile n’est pas très grande, les trois figures sont de petite nature, se détachant sans brusquerie ni secousse, dans une clarté relative et finement nuancée, du fond vague et brouillé de quelque forêt. C’est la minute fatale où le poète, impatient d’embrasser Eurydice, s’est retourné vers elle et où la pâle fiancée s’évanouit, ressaisie par la Mort. Le peintre a donné à la Mort l’apparence d’un ange blafard aux ailes blanches qui, descendant d’en haut, soulève la pâle fiancée entre ses bras, en approchant de sa joue ses lèvres froides, tandis que l’amant désespéré, se traînant sur les genoux, s’efforce de rappeler et de retenir le fantôme fuyant. La peinture de M. Lévy, nous le savons, n’est pas à la mode du jour; c’est une peinture précise, serrée, condensée, nerveuse, un peu laborieuse, qui fait pensera Delacroix, à Fromentin et aux quattrocentistes italiens, mais c’est une peinture qui tient et qui sait ce qu’elle veut dire. Qu’on examine la manière dont ces trois figures, d’une maigreur vivace, sont groupées dans leur action commune, qu’on analyse les expressions de leurs visages, celles de leurs mouvemens, celles de leurs gestes, qu’on se rende compte aussi des intentions que le peintre a si nettement et délicatement marquées dans le choix, les accords et les contrastes de ses colorations fortes ou éteintes, on reconnaîtra qu’on a devant les yeux une œuvre faite et bien faite, une œuvre achevée dans laquelle l’artiste a vraiment donné tout ce qu’il pouvait donner, et tiré de son sujet tout ce qu’il en pouvait tirer, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus rare dans nos Salons annuels, où le premier succès est toujours assuré aux coloriages tapageurs et aux enluminures d’affiches.

La même conscience, dans leurs rêves poétiques, a toujours élevé au-dessus des illustrateurs vulgaires MM. Fantin-Latour, Albert Maignan, Cormon, tous trois des esprits cultivés, qui ne rougissent