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M. Peters leur déclara qu’il les mettrait en liberté dès que leur tribu aurait consenti à lui fournir de la viande et des guides. Les Wandorobbos n’entendirent pas raison ; ils attaquèrent le camp, on les dispersa à coups de fusil, un d’eux resta sur le carreau. « La question Wandorobbo devenait brûlante. J’étais parti en chasse et n’avais rapporté que deux maigres ramiers. Enfin, vers quatre heures, les Wandorobbos m’amenèrent cinq moutons. Nous nous crachâmes à plusieurs reprises sur les mains et au visage pour nous donner un gage de nos bonnes intentions réciproques, et nous commençâmes à négocier. Ils durent me regarder comme un piètre homme d’affaires, car je leur vendis pour cinq moutons toutes leurs femmes, et dans ce pays une femme vaut jusqu’à cinquante moutons. »

Le docteur avait cru que les Wandorobbos seraient touchés jusqu’aux larmes de son généreux procédé. Ils n’ont pas le cœur sensible, ils refusèrent de passer de nouveaux marchés. Leur sultan étant venu voir M. Peters, il s’empara de lui et le retint prisonnier. Le sultan poussa tout à coup son cri de guerre, semblable au hurlement d’un chacal, et son escorte fit pleuvoir les flèches empoisonnées sur la caravane. M. Peters le mit aussitôt aux fers et le plaça devant lui, pour qu’il lui servît de bouclier. Les Wandorobbos, n’osant plus tirer, recommencèrent à négocier, et de nouveau on se cracha dans les mains et au visage. Ils avaient promis dix moutons, qui tardèrent à venir; on leur en prit deux cent cinquante, et cette fois on eut le cœur en joie, on se reput, on fit bombance, on chanta, on dansa ; on était sorti du noir pays de misère. Les Wandorobbos ne reparurent plus. Le docteur, en négociant avec eux, avait eu soin de mettre ses lunettes noires, qui leur firent une vive impression. Ils avaient fini par se persuader que le diable était venu leur rendre visite en personne et en grand appareil, et sans demander leur reste, ils déguerpirent. Dans plusieurs endroits de son livre, le docteur se plaint que les voyageurs ne s’attachent pas assez à donner aux Africains une haute idée de la civilisation européenne. Ce fut ainsi que pour sa part, aidé de ses lunettes noires, il s’appliqua à civiliser les Wandorobbos.

Sans compter les combats plus ou moins meurtriers qu’il eut à livrer en revenant à la côte, le docteur Peters s’est battu successivement avec les Wagallas, les Wadsaggas, les Wakikujus, les Wakamasias, les Wa-Elgejos, les Mangatis. Mais, de toutes les affaires qu’il a cherchées et facilement trouvées, la plus chaude, assurément, la plus disputée, la plus dangereuse fut celle qu’il eut avec les Massaïs, sur le haut plateau de Leikipia, qui s’étend à l’est du lac Baringo. C’est, selon lui, un des morceaux de la croûte terrestre qui ont vu les premiers la lumière du soleil. Il le compare, dans sa langue imagée, « à une femme ridée et décrépite, sèche comme un vieux parchemin et lasse de la vie, désireuse