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prendre par lui. Ils le suivaient. Leur familiarité et leurs petites effronteries récréaient l’heureuse Portioncule, qui recommençait le paradis terrestre avant de recommencer la Galilée.

La grande source de ce bonheur surhumain était une piété que l’exemple de saint François soulevait au-dessus des limites ordinaires de nos forces. Sa foi était un tourbillon qui emportait les âmes. Il aimait Dieu d’un amour chevaleresque par lequel les plus vulgaires étaient gagnés, bon gré mal gré, à l’héroïsme. Ses visions et ses rêves prophétiques versaient sur le couvent des torrens de joies mystiques; il semblait aux siens qu’ils quittaient terre avec lui et qu’ils étaient déjà, en la personne du maître, à moitié chemin du ciel.


IV.

Cependant, saint François n’avait pas destiné son ordre à vivre dans la paix et dans la solitude, en cultivant des fleurs et en apprivoisant des oiseaux. Il l’avait créé pour être une milice active, qui porterait ses pieds nus sur toutes les routes de l’Europe et des pays infidèles, et il lui avait donné un nom qui précisait sa mission. Il avait appelé ses moines les mineurs, du mot par lequel on désignait en Italie les petites gens. C’était leur dire clairement qu’ils étaient la chose du peuple, son âme et sa voix. Ils le comprirent ainsi et quand le maître, environ trois ans après son retour de Rome, leur dit en ceignant ses reins : « — Allons; allons au nom du Seigneur, » ils allèrent sans hésiter vers ceux dont ils avaient pris le nom, et le peuple sentit à l’instant que ces hommes gris étaient pour lui. Leurs instructions étaient de ne jamais juger ni blâmer; d’être abîmés dans le respect devant tous les membres du clergé, « riches ou pauvres, bons ou mauvais,.. jusqu’à baiser les pieds de leurs chevaux; » de ne pas avoir une seule parole contre les classes riches ni contre le luxe; de prêcher partout la concorde et l’amour de Dieu et du prochain. Ils restèrent à peu près fidèles à leurs instructions dans les premiers temps et, néanmoins, personne ne s’y trompa. Ils reconnaissaient les droits du peuple, puisqu’ils ne les niaient point comme tous les autres ! Ils n’étaient pas pour les nobles et les prélats, puisqu’ils ne défendaient jamais leurs intérêts !

Que l’on se représente maintenant la Portioncule versant ses missionnaires sur l’Occident, sans interruption. Ceux qui partaient étaient remplacés par des néophytes, qui essaimaient à leur tour. Ceux qui revenaient laissaient derrière eux de nouveaux couvens, fruits de leurs prédications. Les centres d’action se multipliaient, et les langues se déliaient à mesure qu’on était plus loin du maître.