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défenseur du peuple. Il ne pouvait défendre les véritables intérêts du trône que si le peuple était accoutumé à l’écouter sans défiance. Sa popularité était une ressource qu’on ne devait laisser affaiblir par aucun soupçon.

En même temps, il savourait le plaisir d’être redevenu l’idole des Parisiens, de ne plus entendre opposer aux calculs ambitieux dont on le soupçonnait quelquefois la pureté du civisme de La Fayette. En quelques jours, à la suite de deux discours énergiques et hardis, il avait reconquis toute sa popularité. Les bons patriotes étaient invités à souscrire pour faire reproduire par la gravure son portrait peint en pied. A la Comédie-Française, où l’on venait de reprendre la tragédie de Brutus, Mirabeau était reconnu dans sa loge, acclamé par le public et invité à s’asseoir à une place d’honneur. Symptôme plus significatif encore! Le 30 novembre 1790, il est élu président de la Société des jacobins, dont il faisait partie depuis la fin de 1789, mais où il ne se montrait assidu que depuis deux mois. La société est en pleine prospérité, elle compte à Paris plus de mille adhérens; cent cinquante sociétés de province y sont affiliées. Mirabeau croit y trouver un puissant moyen d’action, en même temps qu’il y apporte le prestige de sa renommée et l’autorité de sa parole. Il y impose silence à Robespierre, dont il avait deviné « l’incalculable ambition, » mais qu’il écrase de sa supériorité et dont il disait avec hauteur : « Je défie Robespierre de me dépopulariser. »

Dans la pensée de Mirabeau, la présidence de la Société des jacobins devait le conduire à la présidence de l’assemblée, qu’il ambitionnait depuis longtemps et dont La Fayette avait contribué à l’écarter. Cette fois encore, il éprouve une nouvelle déception. M. d’André est élu à sa place. Il en ressent un dépit assez violent pour vouloir aller prendre sa revanche en Provence et y combattre les partisans de M. d’André. Il revient cependant sur ce mouvement de mauvaise humeur, en recevant des témoignages de sympathie qui le flattent et le désarment. « Un homme aussi utile à la chose publique, écrit la Chronique de Paris, ne commet-il pas une imprudence lorsqu’il s’éloigne du temple de la loi?.. M. de Mirabeau est nécessaire à l’assemblée nationale comme un roi à un gouvernement monarchique, n Quelques sections de Paris lui envoient des députations pour le prier de ne pas s’éloigner ; la Société des jacobins, après un discours éloquent de Barnave, vota une résolution dans le même sens[1].

  1. La bonne intelligence entre Mirabeau et les Jacobins n’a pas duré sans nuages jusqu’au bout. Le 28 février 1791, peu de semaines avant sa mort, il y fut attaqué violemment par Duport et Alexandre de Lameth pour avoir combattu le jour même à l’assemblée un projet de loi contre les émigrans. Le récit de cette séance fait par l’Allemand OElsner, publié en 1794, a été retrouvé par M. Alfred Stern, qui en tire de curieux détails. Camille Desmoulins et Dubois-Crancé, qui la racontent également, insistent surtout sur l’embarras de Mirabeau « qui suait à grosses gouttes. » OElsner fut frappé, au contraire, du sang-froid de l’orateur. On cherchait évidemment à l’exaspérer et à le faire sortir des gonds pour amener une rupture violente entre lui et les Jacobins. Il évita le piège en restant maître de lui-même, il répondit deux fois à ses adversaires et finit par enlever les applaudissemens de ceux-là mêmes qu’il ne pouvait convaincre.