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absolue elle-même, c’est-à-dire l’action d’une cause première, d’une spontanéité créatrice, née ex abrupto et ex nihilo : ou le libre arbitre ne veut rien dire, ou il signifie cela. J’admets encore que, pour motiver les atroces pénalités de nos aïeux, réalisation terrestre de l’enfer dantesque, où se révélait une horreur du crime, une profondeur de vertueuse haine contre le criminel, étrangère aux honnêtes gens d’aujourd’hui, l’hypothèse du libre arbitre était indispensable. Le problème de la culpabilité, en effet, se lie à celui de la causalité ; l’une doit se proportionner à l’autre et se modeler sur l’autre. Pour satisfaire donc aux exigences d’une conscience qui affirme la possibilité d’une criminalité infinie, d’une faute non pas relative aux temps et aux lieux, à telle ou telle fraction de l’humanité, voire à l’humanité tout entière, mais d’une faute en soi pour ainsi dire, éternelle et ineffaçable, noircissant l’âme à fond et à jamais, il a bien fallu doter l’âme d’un pouvoir à la hauteur d’une telle chute. Au surplus, expliquer comment ce pouvoir d’option vraie, de « premier commencement, » comme dit excellemment M. Renouvier, c’est-à-dire de création, en désobéissant au Dieu créateur, peut ne lui pas faire échec, ce n’est pas là mon affaire. Quoi qu’il en soit, est-ce bien une culpabilité pareille que nous avons à justifier maintenant? Non, la transformation profonde des peines et leur extrême adoucissement expriment assez le changement qui s’est opéré dans les consciences et qui tend même, en s’accentuant, à un singulier excès. Si le champ de nos indignations, pour ainsi parler, s’est fort étendu, embrassant à présent, grâce à la presse, les crimes et les criminels du monde entier, au lieu de se cantonner dans ceux d’une petite région, l’intensité de nos indignations, en revanche, a prodigieusement décru, à part le cas de mutuelle surexcitation dans les foules exaspérées et en train de lyncher. Aussi, de nos jours, être coupable, être responsable moralement, c’est simplement être blâmable jusqu’à un certain point et, comme tel, punissable, par un groupe plus ou moins étendu de personnes, par toute l’humanité, si l’on veut, mais à des degrés divers; c’est être propre à susciter dans ce groupe une certaine indignation, du mépris, ou tout au moins une pitié toujours à un certain degré flétrissante, et, par choc en retour, à ressentir parfois dans son propre cœur le sentiment du remords avec une force variable. Est-il donc nécessaire, pour trouver juste l’idée d’une culpabilité limitée et relative ainsi définie, d’attribuer à la volonté de l’homme autre chose qu’une efficacité elle-même limitée et relative? En deux mots, pour juger quelqu’un coupable, en ce sens très clair et très usité, avons-nous besoin d’imaginer qu’il a exercé une causalité libre, et ne nous suffit-il pas qu’il ait mis